Somme était barrée par 31 digues en moellons de craie, destinées
à maintenir l’eau pour les moulins; en beaucoup d’endroits, des
digues plus petites, formées de pieux et de clayonnages, servaient
à retenir les poissons. La rivière ainsi barrée et divisée restait submergée
sous les marais et les étangs. Elle formait alors un large
obstacle naturel qu’on ne pouvait traverser de Saint-QuenLin à
bailly-Lorette que sur les chaussées des moulins et sur cinq grandes
routes. Cet état de choses durait depuis longtemps ; certains villages
avaient dû se retirer devant l’afflux des eaux; lorsqu’on construisait
les digues du canal de la Somme, on retrouva des débris de maisons
et de chemins dans les endroits submergés. En 1770, on comptait que
depuis quarante-cinq ans la plupart des moulins avaient élevé leurs
seuils de trois pieds et augmenté l’inondation d’un tiers; à cela s’ajoutaient
encore 1 exhaussement continuel dû aux limons charriés parles
eaux sauvages et la singulière clause des baux qui obligeaient les fermiers
à noyer chaque année dix ou quinze arpents de « marais 1 ».
Très peu de rivières ont échappé à ce sort, ni le Thérain, ni les
affluents de la Somme, ni la Scarpe. La vallée de l’Authie2, avant
son dessèchement, contenait de Doullens à la mer 37 radiers, servant
à 81 moulins et formant des digues. Dans la vallée de la Sensée
ce sont des retenues de moulins qui formèrent les marais de l’Écluse,
de Tortequenne, d’Ecourt-Saint-Quentin, d’Arleux, de Palluel; à
Palluel, le niveau des eaux est supérieur de lm,75 au niveau des
marais, la hauteur des eaux de 1 Escaut à Bouchain a entraîné la
submersion des territoires de AVasnes-au-Bac et de Paillencourt.
Enfin, en exploitant la tourbe, les riverains ont encore étendu le
domaine des eaux; les vides laissés par la tourbe extraite se remplirent
d’eau et formèrent ces étangs profonds, aux contours géométriques,
qu’on appelle dans le pays, des « clairs ».
Dans 1 ensemble du pays, on pouvait considérer les vallées
comme des terrains sauvages, domaines dépêché et de chasse, perdus
pour l’homme. A une époque où presque la moitié de l’année se
passait à faire maigre, les monastères ne cessaient pas de créer des
étangs, au reste, lé poisson, qui était un moyen de salut, formait
aussi un excellent revenu. D’autre part, les seigneurs et les bourgeois,
fervents d e là chasse, maintenaient avec soin les marais, refuge des
canards sauvages, des sarcelles, des bécassines. Ces étendues d’eau
‘ Lamblardie 255 p. 15-37. — Girard, 43, p. 16-18. - Manuscrits de l’École dos
ponts et chaussées (Anonyme n» 1154 et Chaband, daté de 1770).
.•roo>Pï ! r, Î ? ut Ce qui concerae les marais de l’Authie, voy. Arch. Nat. NNHd (Plan de
1 / o o J . iri l ü o .
stagnante, impropres à la culture, devenaient dangereuses pour l’hygiène;
au xvme siècle, les abords de la Canche sous Mon treuil
avaient une réputation d’insalubrité; autour de Beauvais, les fièvres
étaient endémiques à l’automne; il était d’usage autrefois, dans la
commune de Harly, située près de la Somme aux environs de Saint-
Quentin, d’engager pour la moisson le double des ouvriersnécessaires
parce que presque tous contractaient la fièvre. Il y avait donc dans
toutes ces vallées des travaux à entreprendre pour dessécher et assainir
le sol.
Le dessèchement des marais exige ici des travaux assez particuliers;
il ne faut pas songer, nous le savons, à faire écouler l’eau par
des puits absorbants; d’autre part il faut renoncer à employer des
tuyaux, car sur ce sol meuble la canalisation se désagrège. On doit
pratiquer des fossés à ciel ouvert. L’oeuvre du dessèchement ne
remonte guère qu’au xvme siècle; elle dure encore. Au début, l’initiative
vint des intendants et de quelques gros propriétaires; depuis
cette époque, beaucoup de communes ont pris le travail à leur
compte; ailleurs les syndicats l’ont assuré. Aucun plan d’ensemble
ne fut conçu, et c’est peu à peu, sans entente, que de tous côtés on
réduisit le domaine de l’eau. Dans la vallée de la Somme, la construction
du canal et des contre-fossés a supprimé les barrages des
moulins et favorisé l’écoulement des eaux ; mais touLe la surface n’est
pas encore drainée etde vastes espaces offrent encore le spectacle d’une
nature sauvage, tout entière abandonnée aux marais et aux roseaux.
La basse vallée del'Authie1 offre, au contraire, un exemple de dessèchement
organisé; le comte d’Artois l’avait comprise à la fin
du x v i i i6 siècle dans un plan de grands travaux qui devait s’étendre à
toute la côte. Vallée tourbeuse, submergée pendant une partie de
l’année, semée de « plombs » ou terrains mous dans lesquels s’enlisaient
les bestiaux, inondée par les sources de fond et par l’eau
surélevée des moulins, elle offrait, à côté de 30.000 mesures de
bonne terre, 34.000 mesures-de marais incultes; le « marais Badré »
était impraticable. En 1809, un décret concéda les travaux de dessèchement
à la marquise de l’Aubépin; en 1827, tout était terminé;
on avait construit 400 kilomètres de canaux, fossés et rigoles, 37 ponts
et 34 ponceaux; en 1830, on institua un syndicat pour leur entretien
et maintenant, à la place de mauvais pâturages inondés, dix communes
du Pas-de-Calais possèdent 803 hectares, sept communes de
la Somme possèdent 1.766 hectares de prairies bien drainées. Mais
' Voy. note précédente. Renseignements dus à M. Saussart, ancien agent voyer à
Rue.