
le feu que vous appercevez dans une rencontre
peinte par Bourguignon ; après ce premier &
jufte tribut, remarquez au moins que quelquefois
cet habile Artifte , & fur-tout les imitateurs
, ne montrent une certaine fougue pitto-
relque qu’aux dépens des formes, du trait & de
la vérité.
Quelque objet que vous repréfentiez, cette-vérité,
des formes & de la couleur doit être votre
baie indifpenlabié. Du rouge , du jaune , jettes
par paquets & comme au hafard, ne reffemblent
ni au feu du canon & de la moulqueterie , ni à
aucun élément. Des chevaux , qui ne peuvent
exiuer comme le Peintre les a créés, & qui ne
pourroient fe mouvoir avec les membres qu’il
leur donne, ne font point des chevaux, mais des
animaux chimériques.
Enfin , indiquer n’eft pas repréfonter ; c ar, par
cette route , la Peinture deviendroit infenfîble-
ment un Arc de défîgner par des lignes comme les
Hiéroglyphes.
Si vous êtes donc entraîné irréfiftiblement à
peindre d^s batailles, allez dans les champs des
combats, & obforvez-y de fong-froid les e xpre f
lions & les accidens ; & , fi cette manière d’étudier
vous fembl'e trop hazardeufe , étudiez au
moins l’anatomie dès hommes & des animaux,
& ne perdez pas de vue , dans le feu de l’adion ,
les principes du deflin & de la véritable harmonie.
B E
B E A U , (adjed. pris fobft.)
C’eft un defir noble fans doute que de prétendre
atteindre à des conceptions que l’ôn peut nommer
Jiir-humaines; mais plus les objets de contemplation
font profonds ou élevés , plus ils s’enveloppent
de voiles qui les obfourciflent & nous les
dérobent.
C’eft par cette railbn qu’il eft difficile d’entendre
clairement les Auteurs qui le font occupés
a démontrer un beau eflentiel, abfolu, hors de
nous. L a nature de l’homme ell telle en général,
que les efforts parlefquels, en pourfoivant cette
fubiime abftradion, il cherche à s’échapper à
lui-même , ne peuvent guères le conduire qu’à
combiner des fenlacions ou des fontimens qui lui
font individuellement propres , avec les idées qui
fe trouvent répandues dans fon pays & de fon
temps. En effàyant donc d’offrir à mon tour ,
non for un beau auquel je ne puis atteindre ,
mais for ‘ce qu’on nomme beau , quelques
notions générales , faites pour le rapporter
finalement aux Arts , je croirai m’être d’autant
plus approché du but auquel je dois tendre, qu’on
les trouvera plus Amples, plus fenfibles , & qu’en
dernière analyfo, elles paroîtront affez pofitives
pour être adoptées par les Artiftes : car les penfées
du Peintre & du Sculpteur , quelques fpiri-:
tuelies qu’on puiffe les defîrer, n’ont cependant
le menés & l’exiftence qui leur conviennent,
qu autant qu’elles fe montrent vifîbles & palpables.
Pour arriver à ce qui mérite le nom de b eau,
Piacon * paroît indiquer de palier en revue tout
ce qui ne i’ell pas. Ce moyen dont il fe fort pour
tourner en ridicule le Rhéteur Hippias , tour-
menteroit également la plûpart de nos ledeurs
délicats & prefque toujours fort preflès ; il con-
viendroit bien moins encore aux Artiftes ; car s’ils
voulaient l ’employer férieufement, il leur fau-
droit epüifor d’innombrables ’& rebutantes exclu-
lions., avant de parvenir à des exceptions fatis-
faifontes ; mais lorlque dans une autre partie de
fos foblimes ouvrages , le Sage , infiftant moins
fur la nature du beau , admet un certain penchant
univerfol qui nous excite à le chercher ',
lotfqu’il appelle ce penchant amour, on peut, je
crois, penfor que, fons s’en appefcevoir, le Philo
fophe redevient homme ; & qu’au fond, fi le
beau abfolu n’a été pour Platon même qu’un être
d imagination , ce mot qui lui eff échappé, ce
penchant qu’il defigne par le moins effrayant de
tous les termes abiiraits , -pourroit bien indiquer
une route par laquelle on rencontreroit au moins
quelques notions for 1 ë-'- beau humain : car un
amour qui, comme 1’affure Platon, cherche toujours
& par-tout le b eau, doit, en le trouvant,
rencontrer le plaifîr, & le plaifîr qui n’exille pas
ordinairement dans l ’homme fans fe rendre fen-r
fîble & vifible par i’expreflïon des traits, des re gards
& de la phyfionomie entière, doit donner
des indications allez pofitives ( lorlqu’on obforve
bien) for le beau dont il eft l’effet.
Amour-, beauté, p la if ir , ** font donc les élé—
mens que je vais prendre pour bafe des notions
auxquelles il eft aifo de préfomer que je ne me
dirigerai point par des définitions pénibles & trop
fouvent incompleites, mais d’après ce que la nature
nous montre ou nous apprend fans effort ;
& , fi les hommes , en e ffet, peuvent s’accorder,
ou du moins fe rapprocher quelquefois, n’efl-ce
pas bien plus à l’occafion de ce qu’ils voyent &
de ce Qu’ils fontent à-peu-près de même, quoiqu’ils
different fouvent encore, que fur ce dont
ils prétendent fe convaincre mutuellement & qu’ils
ne Ce démontrent jamais allez pour être parfaitement
d’accord ?
En nous foppofont donc, à l’occafion du terme
qui nous occupe, Peintre obfervateur , fi nous
interrogeons, fi nous interprétons les traits & les
regards de celui qui, par un mouvement vrai &
inlpiré , accorde à quelque objet le nom de beau,
nous appercevrons que le plaifîr fe peint dans la
phyfionomie, mais que, félon la nature de cét
objet, c’eff avec des nuances de contentement
* Dans le Dialogue intitulé le Grand Hippias.
* * P la ifir eft ici l’équivalent de fatisfaâion , connue le
mot amour lignifie un penchant a<ftif & univecfel.
qui different affez dans l’expreffion, pour qu’on
puiffe rapporter les unes particulièrement aux fons,
les autres au coeur, les autres à l’elprit : d’où l’on
eff fuffifamment autorifé à inférer, non-feulement
qu’il ell des 'efpèces de beau defîrés & reconnus-
tels par ces diverfes facultés ; mais que fans doute
le beau reconnu tel par les trois facultés réunies
dans leur defir, comme dans leur contentement,
feroit le plus effentiellement beau relativement
à l’homme & à la fource primitive d’une dénomination
qui nous devient fi chère, que, par une
forte de befoin de nous en fervir, nous en fai-
fons fans ceffe des .applications , en l’employant
partiellement, figurément, par extenfions, par
emprunt, & en la fubftituant enfin à plusieurs
mots, qui feroient plus propres à exprimer exactement
nos idées.
Pour effayer de développer davantage ces premières
notions , fixons for chacune des facultés
dont il vient d’être queffion , quelques fuceindes
obfervations relatives au beau.
Une des plus intéreffantes à l’égard des fons,
c’eff que parmi les cinq dont nous fommes doues ,
deux feulement (la vue & l’ouie) poffèdent & exercent
le droit de nous faire défignef-par le mot beau,
les objets qui leur caufenr une fatisfaâion particulière.
L ’odorat , le goût, le toucher , ne fug-
gèrent pas dans leurs plus vives impreffions, cette,
dénomination. L e parfum de la rofo ne reçoit pas
le titre de beau ; les faveurs ne font jamais honorées
du nom de.belles -, tandis que les couleurs , les
formes & les fons l’obtiennent. Les éiémens que
j’ai'déjà préfontés , offrent une raifon fort naturelle
de cette différence ; en effet fi le beau
foppofo effentiellement un mélange de fatisfac-
tion des différentes facultés, on conviendra: que
le goût & l’odorat font bien loin d’avoir a\ec
l’efprit & le coeur d’auffi prochaines & intéreffantes
affinités que l’ouie & la vue. Mais le toucher ? . . .
J ’avoue , à cet égard, que le motif d’exclufion
ne me paroît. pas auffi fondé; car pour peu que
nous nous obforvions attentivement, nous diffin-
guerons dans ce fons deux fortes de fondions,
dont l’une que j’appellerai le toucher commun ,
habituellement machinal, infiinduel, paffif, peut
être juftement dédaigné par le coeur & l’efprit,
mais dont l’autre, que je nommerai ta c t, pour
le diflinguer, eft fi clairvoyant, fi prompt, fi fon-
fible , fi intelligent enfin , que fouvent l’efprit
& le coeur s’identifient, pour ainfî dire avec lu i ,
pour fontir & pour comprendre.
Au refte ,. pour ne pas nous arrêter à des détails
qui, fons être certainement étrangers à notre
fujet, pourroient retarder cependantnotre marche :
examinons fi les couleurs, les formes & les Ions
peuvent recevoir des fons privilégiés , le nom de
beau. fons le concours des autres facultés.
L ’ingénieux Caflel, fut bien tenté de le croire;
mais le clavecin nuancé, prouva contre fon auteur,
que chaque couleur en particulier, & par
elle-même , né feroit pas proclamée belle,, fi elle
ne Ce préfentoit liée avec quelqu’idée , ou quelque
fentiment. Lors donc qu’il nous arrive de donner
à une forme , à une couleur ifoiée & à un fon
même, le nom de beau ; c’eft que nous foivons,
fons nous en rendre compte & fons nous apper-
cevoir , des liaifons & des affinités d’idées qui ne
manquent point d’avoir leur effet au befoin., comme
on le voit dans la Chymie , à l’égard des fobfi-
tances qui fe compofont toutes fouies.
Mais où ces liailons, ces relations pourroient-
elles s’être formées , linon dans ce qui eft du
domaine de l’elprit ou du coeur , c’eft - à - dire ,
par quelques opérations , dont les organes ne font
pas capables tous fouis, mais que l ’elprit & le coeur
ne feroient pas non plus fons eux ?
Auffi nos fons avec leurs impreffions , notre
elprit avec fos perceptions, & notre coeur avec
fos affeâions, forment-ils une communauté de
biens ( iî l’on peut parler ainlî ) qui peut s’altérer,
mais jamais fo rompre entièrement ; quelques-
efforts que ces affociés faffent quelquefois chacun
de leur côté , pour s’en affranchir ? Il eff vrai qu’ils
parviennent à s’en arroger de tems en rems des
portions plus ou moins exclusives ; mais obligés
de fe foumettre habituellement à leur deftin , ils
reviennent bientôt à être tour-à-tour dominans ,
dominés, caufo ou effet.
Quant à ces difeours & à ces ouvrages, où fi.
fréquemment nous établillonsdes lignes de démarcation,
pofitives entre les fons, le coeur & l’elprit,
la raifon, lorfqu’on s’en rapporte à elle , & qu’il
s’agit de prononcer férieufement, fo garde d’approuver
tout ce qu’elle veut bien nous laiffèr dire,
& elle eft à cet égard, à peu près, comme les gouvernantes
fogement indulgentes, q u i, fons tirer
à conféquence, laiffent en fouriant , les enfans
fo croire , tantôt meres , tantôt filles-, tantôt
maîtrelïes & tantôt fervantes.
D’après ces mutuels échanges & cette lociété fi
bien établie, il devient néceflaire que les objets
qui comportent d’être nommés beaux , ayent des
qualités propres à produire auffi des mélangés de
plailirs., & que le Peintre obfervateur apperçoive
à leuroccafion, fur la phyfionomie de fon modèle,
ces fotisfadions heureufement dofoes, objets defi-
rés de l’amour, que Platon nous dit occupé fons
celle, en fes trois qualités fons doute, d’organique
, de fontimental & de Ipirituel, à les chei-
cher. Auffi fuppofonî que l’elprit du modèle que
nous avons le deffein d’obforver, s’avifo de s’attacher,
à l’exclufion du coeur & des fons, à un
beau purement intelleâuel, & interrogeons alors
notre Artiffe, il nous dira l’embarras que lui
donne une phyfîonomie devenue vague, diffraite
& toujours d’autant moins fignificative, que l ’elprit
fera un plus grand divorce avec fes affociés. Il
avouera qu’il ne diftir.gue plus for les traits qu’un
certain caradère admiratif qui ne lui offre point
du tout l’expreffion qu’il cherchoit celle que,