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£ a nature a formé les pieds fur les mêmes
principes, & leur a donné les mêmes moyens
de contribuer à la perfeélion générale par les
beautés de leurs formes & la variété de leurs différentes
parties : mais l’ufage s’oppofe parmi nous
aux études qui feroient nécertaires aux peintres
pour faire un plus fréquent emploi de ces fources
d’exprefllcns & de beautés. Ils ne trouvent pref-
que jamais pour objets de leurs études que des
pieds plus ou moins déformés par les loix de la
mode, & par l’art des cordonniers, tous plus
ou moins habiles à détruire la nature.
La nécefiité nous contraint à couvrir nos pieds
de manière à ne pas laifler même entrevoir leurs
formes , & l’ ufage , ou plutôt l’abus & l’ extravagance
d’ une prétention mal entendue, conduit
fur-tout les femmes à défigurer ces parties,
fans que les douleurs habituelles & les incon-
véniens qui en réfultent, puiflent l ’ empqrter fur
les faux préjugés qui fe font établis.
Et comment, fi la gêne & les douleurs ne les
détrompent pas, pourroit-on , par des raifonne-
mens, perfuader a nos belles que l’ excefïive pe-
titefle des pieds , beauté de convention qu’ elles
fe difputent entr’ e lle s , n’efl pas une imperfection
moins choquante que le feroit leur groffeur
excelfive ? Les artiftes fur-tout qui connoiflent
mieux que tout autre cette erreur, plaignent
avec intérêt celles fur lefquelles ils defîreroient
fe modeler ; mais ils ne fe refufent guère à fou-
rire lorfqu ils voient an corps énorme fe mouvoir
en chancelant fur deux pivots difpropor-
tionnés, & les femmes perdre & rechercher fans
cefle un équilibre pénible,que là moindre diffraction
ou la moindre oppofition les empêche de
retrouver.
C’ eft pour parvenir à cette ridicule démarche
que nos femmes, dès leur première jeunefle,
détruifentla forme de leurs orteils, & celle dés
jointures qui attachent les pieds à la jambè. Cet
ufage barbare a tellement prévalu dans toutes
les clafles de la fociété, que fi l’on defire d’ un
peintre ou d’un fculpteur une Vénùs entrant dans
le bain, ou les Grâces telles que la nature en
a fuggéré l’idée aux artiftes de l’antiquité, il fait
les plus inutiles recherches pour trouver en réalité
ces perfe&ions que tant de modernes Vénus
& tant de Grâces prétendues croient pofleder.
I l réfuke encore des abfurdités dont je viens
de parler, que fi nos artiftes , fidèles aux proportions
coniacrées par les plus beaux ouvrages
de l’antiquité , donnent aux pieds d’Hébé ou
de F lo r e , la longueur qui doit conftituer
leur jufte dimenfion, la moitié du public,
tout au moins, fe croit obligée de blâmer la
nature & l’ a rt, plutôt que d’avouer une erreur
accréditée. :
V o ilà ce qui regarde les grâces 8c les proportions
des extrémités.
Quant à l’ expreflioh , il eft facile'de conce-
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voir au moins combien elles en font fufceptK
b lé s , en examinant, comme je l’ai d it , les
bons pantomimes & les comédiens, qui ont approfondi
leur art, & mieux encore les beaux
ouvrages de l’antiquité.
I l faut convenir que les obftacles que mettent
nos vêtemens à ce concours d’expreflion de
toutes, les parties qui fontdeftinées a la rendre
plus fenfible, en ôtent en grande partie la con-
noiflancé à ceux pour qui font deftinés les ouvrages
de l’a r t , de manière que ne pouvant l.es
bien ju g e r , leur indulgence entraîne (ans doute
les artiftes à les négliger : mais la néceflité où
fe trouvent les peintres d’hiftoire, d’offrir fou-
vent la nature fans vo ile s , les force cependant
a donner aux extrémités des exprertions, qui trop
fouvent ne font pas fondées fur une étude artea
approfondie, & qui fe trouvant ou faurtes, ou
foibles, ou peu d’accord avec celles du v ifa g e ,
affoiblirtent plutôt l’effet général qu’elles ne
l’augmentent.
Ces artiftes qui, pour repréfenter complètement
la douleur , devroient au moins avoir fans cefle
fous les yeux le Laocoon, ne fentent ni artea
fortement, ni avec aflez de juftefle , que les
affeétions déchirantes doivent agir fur les extrémités
en raifon du nombre de charnières & de
cordes qui s’y trouvent dans un efpace peu
étendu. En e ffet, chaque doigt éprouve fa portion
de la douleur qui agifrfur l’origine de tous
les mufcles, & fur le principe des efprits. ; chaque -
nerf exprime 8c crie , fi l’on peut parler ainfi ;
& il fembleroit que nos affe&ions portées ju(>
qu’aux extrémités, redoublent de violence, parce
qu’ elles ne peuvent s’étendre plus loin.
I l paroît que c’ eft dans l’ intérieur & versles
régions du centre, telles que le coeur & le diaphragme
, que les affections pénibles excitent,,
lés plus grands -orages. Mais fi la repréfenration
de ces effets eft interdite à” l’ art dont je traite ,
la nécefiité devient plus grande pour ceux qui
l’ exercent, d’etudier avec recherche les mou- 1
vemens dont je parle , & de -les rendre avec une
juftefle qui produife l’effet que nous fait éprouver
dans la nature le concours de toutes les parties
qui en font fufceptibles.
Mettez-vous donc en garde, jeunes-artiftes,’
contre ^exemple 8c les obftaiclës qui rendent
fi communes dans les ouvrages de peinture l’ in- ‘
correâion & la faufle expreflion des extrémités,
Lorfque vous commentez à defliner & à peindre
, ce font prelque généralement lès parties de
la figure dont vous négligez le plus l’étude approfondie.
Cette étude exige à la vérité dès observations
juftes & exactes' fur une quantité de
parties mobiles , & de charnières", pont ainfi'
dire, accumulées : mais : elle éft indifpenfable
pour parvenir au complément de l’ expreffien. Cependant
combien de peintres les d e ffir ien t le s "
difpofent & les répréfentënt de - pratique,-. & -
d’après
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d’ après une forte de routine ! Combien de maîtres
fe font reconnoître aux formes toujoursfemblables
& toujours faurtes , & aux pofitions imaginaires
des bras, des pieds & des mains des perfon-
nages qu’ ils mettent en fcène ! Combien , fi l’on
cachoit les têtes de la plupart de leurs figures,
ne feroit-ilpas difficile , & même (buvent im-
poflible, de déterminer à la difpofition & aux
mouvemens des extrémités , la pofition des corps
de ces figures, & , à plus forte raifon, les im-
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preflîons de leur amp ! {A r t ic le de M.
t è l e t . )
Quand M* Watelet écrivoit cet article,
l ’école françoife méritoit en général ce reproche :
mais il faut reconnoître qu’aujourd’hui les plus
célèbres de fes maîtres , loin de négliger les
extrémités, en font l’objet de l’étude la plus
foigneufe, & donnent à ces parties toute l’e x-
prcflion 8c toute la beauté dont elles font
fufceptibles. ( L. )