
doit produire ridée du beau , celle enfin , qui
peut rendre intelligible l’intention de fon ouvrage.
Alors nous p en ferons avec lui que le contemplateur,
dont l’efprit admire un beau abftrait, feroit
mieux de fubftituer au mot beau , le mot merv
e illeu x tfublim e, ou d’autres qui auraient con-
venu à la penfée , & que cette fiibftitution de
terme reflemble à celle que le permet dans des
contemplations moins élevées, l’amant qui tout
aulfi improprement appelle merveilleux, fublime
ou célejle , l’objet qu’il trouve beau,
On peut donc, en obïervant l ’expreffion de la
phvfîonomie de l’homme , éclaircir quelques-unes
des oblcurités produites par l’impropriété des
termes dont il fe lert ; car les traits, & fur-tout
les yeux, parlent louvent bien plus vrai & plus
jufte que les lèvres. L e langage de l’expreftion
formée par la feule nature, confèrve la droiture
parla promptitude,comme un corps lancé, garde
fa direction par la rapidité de Ion mouvement«
Auffi l’homme fournis à la contrainte ou à la ré-
lerve qu’exige l’harmonie de' la lociété , n’a-t-il
d’autre reffburce pour remédier aux indilcrétions
muettes des regards, des traits , & du fburire
même, que d’entaïTer d’autant plus les mots exagérés
& les réduplications , qu’il craint davantage de
laifîèr'voir ce qu’il pen.fe , ou qu’il regarde comme H
plus important de paraître ce qu’il n’eft pas.
Revenons à notre Peintre, & débarraffons-le du
modèle qui met en défaut Ion talent par des abftrac-
tions trop exclufîvement Ipirituelles, mais offrons-
lui un modèle occupé de ce qui appartient au fen-
timent, Craignons encore pour l’Artifte & pour
nous, qui attendons de lui l’expreflïon fîgnifica-
tive du beau, que ce nouveau modèle qui s’a vile
a Ion tour d’en confier la recherche uniquement à
Ion coeur ne fatisfafîe pas le Peintre ; car le beau
fur lequel il le recriera, ce befiu profondément
fentiroentai, lublime ou célefte de quelques-uns
de nos romans, de nos converlations n délicates ,
ce beau extatique, qui a été & qui fera fans doute
encore l’objet d’égaremens & de délires religieux ,
feroit retomber l’Artifte dans les mêmes embarras
où l’avoient jetté les contemplations phi-
lolophiques ; à moins que , pour fe tirer de
peine, en luppolànt quelqu’affinité fecrette. que
le coeur fe garde bien d’avouer, il ne s’autorisât
de l’exemple du Bernin, à qui l’on pardonne en
effet ce qu’il a mêlé d’humain ( faute de pouvoir
mieux faire fans doute ) aux raviffemens céleftes
de Sainte Thérèfe. S’il étoit donc philofophique-
ment vrai que le coeur, malgré fes prétentions
& les dédains pour les fens , eût plus de difficulté
à s’en féparer que l’efprit, nous nous trouverions
■ conduits à conjeéfurer que le beau pourrait bien
mériter plus réellement ce titre , d’après un mélange
de fatisfadions organiques & lèntimentales,
que d’après un mélange où l’efprit entreroit trop
à l’exclufîon du coeur; mais cette conjecture même
tig fera qu’appuyer mieux les éjémens dont il
réfiilte que le beau le plus e ffed if, le plus abfblu
pour nous, eft celui qui produit les mélanges les
plus complets des latisfadions organiques, fenti-
mentales & Ipirituelles ; que l’effet de ce beau
eft le plus univerfellement fenti, que l’expreflion
en eft auffi la plus généralement uniforme , la
plus clairement fîgnificative, & la plus propre
enfin à être faifîe par l’Artifte.
D’après ces élémens tirés de la nature , & appuyés
par l’Art,.oit découvrirons-nous mieux le
beau primitif & univerfel pour l’homme, que dans
l’efpèce humaine , qui, divifée parla nature, con-
fequemment à les déifications , en deux genres à
la fois allez femblables & allez différens, eft non-
feulement plus propre qu’aucun autre objet à produire
tous les contentemens que la nature de nos
facultés leur rend néceffàires , mais à exciter &
entretenir ce penchant, ce defir du beau , qui
de tout tems a été nommé Amour, &. qui femble
être venu au fecours de Platon, dans fes méditations
philofophiques, fur l’objet dont nous nous
occupons ?
C’eft donc dans fbn efpèce, & de genre à genre ,
qu’avant tout autre objet, l’homme parait avoir
toujours puifé l ’idée primitive du beau : c’eft-là
qu’excité principalement à le chercher, il le rencontre
, qu’il le proclame le plus authentiquement,
& e’eft a après les idées qu’il en emprunte, qu’il
applique le mot beau à une infinité de nuances
de fes fatisfaéHons.
En effet, poumons-nous nous afïùrer qu’un
homme abandonné dès fa plus tendre enfance ,
dans une ifle abfolument inhabitée, pût avoir non-
lèuiement une véritable & compiette idée du beau ,
mais qu’il'créât même ce mo t, & en fit des applications
f fon vifage auroit-il jamais l’expreftion
qu’il doit produire fie defir de le chercher, pour-
roit-il naître', & le fentimént n’exiftantpoint, l’idée
du beau ferait-elle compiette ? d’un autre côté ,
un aveugle & fourd de nathan ce , peut-il avoir
une idée jufte du beau ?
Mais je fais que ces fortes de queftions , appuyées
fur des fuppolîtions, ne peuvent réfoudre des doutes
, puifqu’elles ne permettent pas l’obfervation*
Eh bien ! obfervons l’homme tel qu’il eft fous nos
yeux, en commençant par le premier âge , car
c’eft la feule reflource que nous laiffe l’état fo-
cial, pour démêler quelques idées primitives. Qui
n’eft pas à portée de remarquer que l’enfant qui
reçoit & adopte le mot beau , avant qu’il foit
poffible qu’il y attache la moindre idée, eft enfuite
induit à s’en fervir , Comme un équivalent aux
mots enfantins , par lefquels on lui a fait défi—
gner ce qui l’amufe. le plus , ou ce qui flatte davantage
l’organe de fbn goûtf Qui n’a pas le fou-
venir d’avoir appris , comme une leçon, â placer le
mot Beau conformément aux conventions ufuelles ,
& fur-tout à l’ufage & à l’habitude de ceux qui
. nous approchoient le plus f Auffi l’enfant, comme
| il a nomffié beau fou joujou , nouime.de même ce
quî plaît à bonne ; & l’on voit que jujque- jû
rien n’a fait naître véritablement en lui l’idée du
beau ; mais i’efprit & le coeur fur-tout fe mêlent
enfin de fbn éducation à cet égard, & fes facultés
, à mefure qu’elles fe développent, & qu’elles
forment une afîociation plus étroite & plus amicale
, éprouvant davantage le defir des fàtisfa&ions
qui leur font deftinées , s’éclairent mutuellement
8c dirigent la langue de l’enfant, fur - tout aux
approches de l’ adoiefcence, à appliquer avec quel-
qu’intention , le mot beau.. Il avoit appelle fa
.maman b e lle , d’après l’ordre qu’on lui en avoit
donné ; fa fçeur lui paraît plus belle d’après des
convenances & des relations qui le frappent. Quelques
.jeunes compagnes de fes jeu x , donnent bientôt
lieu à des perceptions plus diftindes', & les
momens arrivent enfin, où il prononce beau ,
d’après une confidence de fes facultés reunies ,
& avec l’exprefïiott qui convient à cette dénomination.
C’eft alors auffi que fe préfente a lui
cette multitude d’applications propres eu figurées
d’un mot qu’il inventeroit, s’il ne le trouvoit en
-ufige , & qu’il prodigue d’autant plus que la nature
l’a plus deftiné fur-tout à cette exiftence , que j’appellerai
fentimentale.; car c’eft principalement
d’aprè-s cette conftitution qu’il proclamera beau
plus fréquemment & avec une expreffion plus
Significative , tout ce qui produira pour lui des
mélanges de fatisfadions : & que veut dire autre
chofe , cette invocation fi connue , cette allégorie
du Poete philofophe^, qui, dans les beaux vers
dont je rappelle ici la mémoire , femble avoir
mieux fenti la nature , qu’il ne l’a expliquée f En
effet, lorfque Lucrèce s’écrie: » o Vénus, aimable
-» fille de Jupiter, objet de l’amour univerfel !
» c’eft vous qui répandez le mouvement & la vie :
y> le monde fans vous ne feroit qu’un trifte defèrt.»
Ne femble-t-il pas que réfumant des élémens fem-
iblables à ceux que j’ai développés, il a porté fes
confîdérations jufques fur l’homme triftement ifole,
pour qui rien dans la nature ne feroit b eau, parce
qu’il feroit privé du premier principe de toute
idée de la beauté ? Et lorfque le Poète philosophe
ajoute : » votre préfence calme les vents , appaife
y> les orages, adoucit la férocité, produit les fleurs
» & faitnos beaux jours. » Qui peut méconnoître
les effets de cet épanouiffement du coeur de
l ’homme qui , s’affbciant avec les fens & l’efprit,
produit l’idée du beau , & ouvre dans l’inftant
même les routes de toutes les extenfions de cette
idée ?
Auffi voyons-nous, en continuant d’obferver le
■ caradèce de chaque âge , que dans celui où l’efprit
s’arroge des droits louvent- trop exclusifs fur le
coeur, la phyfîonomie de l’homme, devenu plus
févere & plus réfervé dans les dénominations du
mot b eau , eft à cet égard moins fîgnificative ,quelquefois
même douteufe , qu’ elle n’offre fbuvent
.qu’une expreflion de complaifance , jufqu’à ce que
IHiomme parvienne à cette trifte époque de la vie ,
où les facultés , prêtes à diffoudre leur fociété ,
n’infpirentplus le mot beau , que comme un reC-
fouvenir, une habitude, une convention , & c’eft
alors que Vénus ne répandant plus pour lui le
mouvement & la v ie , le relegue enfin & i’abon-
donne dans cette ifle déferte , où les vents & les
orages ne s?appaifent plus par les charmes d’une
Déefle ; où les jours &les fleurs n’étant plus beaux
de fa beauté, ne produifent que quelques fatif-
faéHons partielles , & le fouvenir prefqu’eôacé de
ce qu’ils étoient au printems de la vie.
C’eft ainfî que les fai fon s de l’homme , & fi
nous obfervons plus finement encore, celles même
de chacune de fes années , modifient en Jui les
impreffions du b eau, comme prefque toutes fes
autres idées ; mais ce n’eft pas Tellement la jeu-
neffe & le prinrems qui in Huent fur les modifications
dont le beau eft fufceptible ; la fànté ,
la maladie, le bonheur, le malheur , les loifirs ,
les travaux partagent cette influence. L e beau ,
direz-vous, n’eft donc plus qu’une idée abfolument
relative 5 que chaque individu a droit de regarder
comme perfonnelle & arbitraire. Cette
induâion eft naturelle, & cette opinion du béait
exifte dans la plupart dès hommes en particulier ;
mais le droit que chacun croit avoir. de décider
ainfî, eft cependant fi mal afluré, ou fi peu honorable
, que les hommes le défavouent auffitôt
qu’on les interroge enfemble , ou qu’ils parlent
& écrivent publiquement fur cette matière. C’eft
qu’il s’établit parmi les hommes rafîèmblés, fur-
tout à l” époque où les fociétés s’inftruifbnt & s’éclairent
, un tribunal auquel fe foumet en dernier
reffort le droit d’opinions , que chaque homme
, s’attribue en particulier ; & comme chacun des
: membres d’une fociété facrifie des portions de fes
volontés naturellement abfolues , au maintien de
celles qui font plus importantes à conferver, de
même il fe foumet à regarder publiquement comme
mal fondées & abufîves les opinions qu’il n’ofè
défendre au tribunal de l’opinion publique. C’eft
à ce tribunal que le beau retrouve une exiftence
univerfelle , & qui devient la bafs de tous les Arts
-libéraux.
L ’efprit des fociétés, ou plus généralement encore
i’efprit humain cultivé, eft le réfiiltat des fen-
fâtions, des fentimens & des conceptions d’un grand
nombre d’hommes ; & cette efpèce d’être fîngulier,
puifqu’on peut dire qu'il eft collecfivement abftrait,
fe montrant, par Une conformité des loix de la
nature, fujet à des progreflîons lemblables â celles
des âges & des fiifbns, nous fait penfer qu’il
a fbn enfance, fa jeunefle , fbn âge mûr .& fa
décrépitude. C’eft dans l’époque où il baffe, de
la jeuneffe à la virilité , qu’il établit fur une infinité
d’objets & fur le beau entr’autres, des loix
auxquelles font forcés de fe foumettre, & les erreurs
de l’ignorance, & le defpotifrne de la per-
fonnalité, & les égaremens du caprice, & les va-
1 riations phyfîques & morales qui gouvernent les
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