
Cependant l’on peut au moins mettre l’artifte
fur la v o ie , en lui cpnfeillant des études
en quelque forte pratiques qui peuvent faire
connoître les mufcles, les nerfs & les traits,
organes immédiats de VexprcJJion. Quelques-
uns de ces mufcles ont même, dans la fcience
de l’anatomie , des noms qui délignent quelques
fondions appartenantes à Ÿ exprejjîon.
I l fau t, d’ une autre part, que l’ artifte ob-
ferve prefque continuellement fur la nature
animée, ce que ces organes éprouvent de nuances
, relativement aux âges de la vie , au fexe &
*u x accidens ou ci rconfiances -, il faut qu’il
étudie les hommes dans les momens où ils
éprouvent les affeélions les plus douces & les
pallions les plus violentes. La lettre fuivante
contient des obfervations curieufes & bien
faites fur une feène d'exprejjîon.
» Je ne me rappelle point fans émotion le
» fpedacle que m’offrit un jour une alfemblée
» de jeunes gens prêts à tirer la milice. Tous
» les mouvemens divers que le défefpoir, la
» te rreur, la trifteflfe, Felpérance 8c une joie
» immodérée peuvent communiquer & impri-
» mer à l’ ame , le peignirent au-dehors avec
» les traits les plus marqués , & fous tous les
» caractères variés qui réfultent de l’ aélion &
» des effets différens de ces pallions plus ou
» moins énergiques, félon leur concours > félon
» le genre & lecaraûère des fibres ébranlées,
» félon la propenfion de ces mêmes fibres à des
» mouvemens en tel ou tel iéns, ou à des vibra-
» tions plus ou moins violentes.
» Jamais il n’ y eut de plus^beau fujet d’ étude
» pour le phyficien & pour le peintre. Ic i le
» défefpoir, mélé fans doute de colère , s’an-
» nonçoit par la férocité du regard , par la rou-
» geur du v ifa g e , par les rides dont le front
» écoit femé , par le froiffement des dents , par
» les mouvemens précipités & convulfifs des
» mains : là , il fe manifestant par des regards
» inquiets & prelfans ;, par un trémouffement
» involontaire 8c'forc é des lè v re s , par un
» trouble évident répandu fur toute la fa c e ,
» & par des larmes qui s’échappoient & cou-
» loient goutte à goutte. Une entière immobi-
» lité , une forte de llupeur générale, le hé-
» rifiement dés cheveux , la fixité de l’oe il,
» organe impuiflant dans ce moment terrible y
» décéloient dans quelques - uns l ’épouvante j
ce même fentiment fe montrait dans quelques
» autres par le creufement ou par l’allongement
» des trà-tr», par l’abattement des y e u x , par
» Ja forte preffion & l’adhéfion intime des lèvres
» l’une à l’autre , par la pâleur & la rougeur
» qui fe fuccédoient alternativement, & par
p un tremblement : [étonnant dans tous, les
» membres. m - ; , » j>en voyois dont les yeux étaient eleyés
» & fixés vers le ciel, la bouche béante, &
» les lèvres dans cet état de eontraôion auquel
» un ris purement corporel & fardonien les
» détermine. De profonds foupirs,des bras affaiC-
» fés & pendans , des paupières à peine entr’ou-
» vertes , une face livide & inondée de lueur,
» délignoient dans ceux-ci l’abattement de toute
» la machine , tandis que ce même abattement
» s’annonçoit dans ceux-là par la courbure de
» leur corps, la flexion de leurs genoux, la
» polition de leurs yeux conflament attachés
» fur la te r re , 8c par l’ abandon total de leur
; » tête q u i , livrée a fa pente naturelle , s’in-
» clinoit en a v an t, & fuccomboit à fon propre
» poids.
» D’autres ébranlemens fufcités par l’approche
» de l’ inflant redoute, fe faifoient encore ap-
» percevoir -, une infinité d’ autres lignes &
de nouvelles révolutions, non moins v ive -
» ment caradérifées, fuccédoient rapidement
» aux premières. T e l qui étoit auparavant dans
» cet anéantiffement où l’ame, pour ainfi
» d ire, éclipfëe, femble ne prêter au corps
» aucun mouvement, aucune vie , paroifïbit
» triompher fur le champ de cet accablement.
» L’élévation de fa tê te , l’aflurance de fon re-
» gard, dénotoient en lui le courage 8c l ’ efi-
» pérance. T e l autre, dont.la férénité avoir
• » préfagé d’ abord la tranquillité & la confiance,
i » devenoit trifle , morne & interdit : en un
» mot tous les modes , toutes les diverfes façons
» d’être & de Terni»-, étoient extérieurement
» exprimés d’ une manière fi intelligible par
» l’augmentation, la diminution 8c le change-
» jnent de l’altération deslinéamensou des traits
» de chaque vifage , qu’il étoit abfolument im-
» poffible fie méconnoître, non-feulement les
» différens genres, mais les différens degrés des
» affeélions tumultueufes d’ où naiffoient fiuccef-
» fivement tant de défordres.
» J ’obfervai des touches encore plus reflen-
» ties & des paflions plus fortement prononcées
» lorfqu’il fut queftion d’ interroger le fort. Le
» malheureux qui avoit témoigné le plus d’ im-
» patience d’apprendre le fien , fie trainoit avec
» peine vers le lieu où le hafard alloit en dé-
» cider. Sa main fe refufoit à l’aélion qui de-
» voit l’ en inftruire : il ne fe faififfoit qu’en
» frémiffant de la balle fur laquelle fa deftinée
» étoit écrite , & la crainte & l’ effroi l ’empor-
» tant fur le defir d’être tiré d’une incertitude
» cruelle , dans laquelle il auroit alors pré-
» féré de demeurer, il jettoit loin de lui , &
» avec une forte d’horreur , cette balle aufïitôt
» qu’ il l’ avoit prife , & ne s’ informoit sas de
x> ce qui pouvoit en réfulter pour lui ae con-
>5 folant ou de funefte.
» Un, autre s’avançoit avec cette audace
» qu’ infpirent quelquefois les grands dangers ;
». mais après s’ etre alluré par lui-même de la
1 » faveur du fo rt, il tomboit dans la fetuatio*»
» d’ un homme épouvanté du feul fou venir du
» périlimminent auquel il étoit échappé.
» Plufieurs s’offroient au coup avec une réfo-
» . lution qui dans les uns tenoit du défefpoir,
» 8c pouvoit être dans les autres l’ effet d’ un
» véritable étourdiffement.
» Entre ceux que le hafard rendit à eux-
» mêmes , quelques-uns montrèrent une tran-
« quillité que je n’ envifageai pas neanmoins
» comme une exemption entière de tout trouble -, <
» cette tranquillité, plus froide dans quelques
» autres , me repréfentoit cet état d’ indifference
» qui e fl plus voifin de la triftefle que du
» plaifir. J ’en contemplai beaucoup dont le con-
» tentement fe manifeftoit par des larmés plus
» ou moins abondantes ; d’autres rio ient, &
» verfoient à la fois des pleurs ; d’autres encore
» faifoient malgré eux des cris, des fauts & des
» éclats de rire. L’équilibre des i vibrations
» étant en effet rompu, l’ empire de la volonté
» eût été certainement trop roible pour balan-
» cer en eux , dès le premier moment, l’ irrup-
» tion foudaine & copieufe des elprits qui
» provoquoit leurs mouvemens. D’ autres enfin,
» non moins tranfportés de plaifir, partaient
» fans ceffe , & marquoient par une fingulière
» volubilité de langue le fentiment dont ils
» étoient intimement pénétrés : car l’abondance
» ou la fiiperfluité des paroles eft fouvent l’ e x-
» preffion d’une joie immodérée , comme le
» filence eft l’ expreflion d’ une douleur pro-
» fonde.
» En confidérant auffi ceux qui furent les
» vi&imes du fort, je remarquai dans l’ un
» d’ eux une réfignation fubite qui me furprit
» d’autant plus, que cet abandonnement toral
» de lui-même venoit d’ être précédé de tomes
» les démonftrations d’ une terreur réelle. Un
» autre, qui s’étoit foutenu jufqu’alorsen maf-
» quant fon effroi de tous les dehors de l ’ar-
» rogance, fut aufïitôt abattu -, une refpiration
» entrecoupée & tremblante lui permettait à
» peine de proférer quelque plainte.;
» Mais celui qui me remua le plus, forte-
» ment étoit un jeune homme que j’avois vu
» plongé jufques là dans la plus affreufe conf-
» ternation. I l s’ avança pas à pas, & la tête
» toujours baiffée -, la vue de l’objet dans le -
» quel étoit renfermé fon arrêt , porta tout-à-
» coup la rage jufques dans le fond de fon
» ame. Soudain il grince des dents , frappe fa
» poitrine, & la déchirant d’ une main avec
» fureur , il fouille de l’ autre avec emporte-
» ment parmi les balles , la retire de même,
» & tendant fon bras pour expofer à tous les
» yeux le fort qui lui eft échu , fon égarement
» eft t e l , que lui feul jie diftingue plus rien.
» Ses membres, incapables de mouvemens ,
» demeurent dans la fituation où ils fe trouvent,
» & toutes fenfations ceffept, pour ainfi dire,
» en lui , comme s’ il eût été atteint de cette
» maladie formidable où le corps s’en tient à
» la pofition qu’ il a prife ou qu’on lui donne ».
L’ artifte curieux d’étudier la plus belle partie
de Ion a r t , celle qui peut l’élever au rang des
grands poètes, trouvera desoccafions fréquentes
d’obferver le jeu des différentes paffions.
Quelques peintres , le Brun entr’ autres ; ont
tracé des exemples de Ÿexprefjion du vifage relativement
à quelques pallions : mais qu’ il y a
loin de ces effais a un ouvrage parfaitement
médité & étendu fur tout ce qui dans le corps
humain eft fufceptible ^exprejjîon 9 foit par les
formes, foit par les mouvemens, foit par la
couleur l
Des collections de deflins ou d’ études faites
méthodiquement par des artiftes habiles , aidés
des obfervations de quelques philofophes ,
éclairés dans la partie des arts, feroient les vê*
ritables fondemens d’une fcience qui n’eft pas
créée. On peut avancer que la théorie n’ en eft
qu’ébauchée, puifque les artiftes n’ont d’ autres
guides encore quejeurs obfervations paflagères,
6c l ’imitation des imitations célèbres. La refi-
fource du plus grand nombre eft le tâtonnement
ou une forte de routine.
Au re fte , je placerai au mot VaJJîon quelques
unes des obfervations & des effais de le
Brun , mais en ne diffimulant pas, malgré ces
fecours, la difette de l’art fur cet objet important.
( Article de M - a t e l e t , )
E xpre s s ion. On peut diftinguer dans
Vexprèjjion une bonté abfolue & ime bonté
relative. Une figure dans laquelle l’ artifte aura
fu rendre avec la plus grande vérité une affection
de l’ame , fera d’ une bonne exprejjîon ab-
folue-, mais elle peut être juftement condamnée
relativement au fujet du tableau , fi elle ne
s’ accorde pas avec Vexprejjîon générale que ce
tableau doit offrir. Par exemple , dans'le tableau
de Jacques Jordaens, qui appartient au Roi , &
qui répréfente les vendeurs cbaffes du temple ,
les exprefjîons font d’une grande juftefle & d’une
parfaite vérité -, elles font bonnes en elles-mêmes ;
& cependant elles font vicieufes relativement
au fujet, parce-qu’ elles font comiques, & qu’ elles
diftrai.ent le fpeélateur du refoed qu’ il doit avoir
pour une aétion de Jé fus-Chrift, tandis que
tout, dans le tableau , devroit tendre à infpirer
cë refpeéL
Dans un tableau repréfentant le martyre d’ un
fa in t , tout doit concourir à faire entrer dans
l’ame du fpe&ateur le fentiment d’une douleur
pieufe , à la vue des tourmens du héros qui
a fcellé fa foi de Ton fan g. Le Dominiquin
a donc manqué à Ÿ exprejjîon relative , lorf-,
que dans le martyre dé faint André, il a
repréfenté un bourreau qui eft tombé en tirant
une corde, 8c d’autres bourreaux qui femocquent
i de lui par des geftes greffiers. Cette feène bur-
Mm