les B e a u x -A r t s , il en eft un qui infirmé à les
apprécier & à en jouir. Exercer cet A r t efi un
privilège honorable & l’un des plus interefîkns du
pouvoir éclairé*
Mais , pour en faire ufage , il efi néceffaire que
ceux qui, font revêtus de l’autorité lâchent eux-
mêmes voir , entendre , comparer & connoître
convenablement à leur état. Car ce n’eft qu’à ces
conditions qu’ils peuvent jouir de l’avantage & de
la fatisfaétion inefiimable d’infiruire leur Nation ,
c’eft-à-dire, de faire diftinguer par leurs difcours,
leur exemple, & en offrant des modèles, ce qui
eft bon, ce qui eft beau, ou tout au moins ce
qui. eft meilleur & plus approchant de la. per-
fedion en tout genre*
S i l’on fe refufoit à penfer que les fens, par le f
quels doivent indifpenfablement pafTer les idées
a rtic lle s, ont befoin d’être formés. Si l’on pen-
foit que les yeux & les oreilles diftinguent parfaitement
, à cet égard, les formes , les coulëurs
& les fons. Qu’on parle de fin e fies de ton, de
v a fa g e s dégradés, de demi-teintes infertfibles
pour la première fois à l’homme le plus clairvoyant
, il avouera qu’il n’a de là vie apperçu
aucune de ces choies. Qu’on parle de modulations
, de juftefle parfaite d’intonation, d’harmonie
muficale , oratoire, poétique à des hommes
q u i, doués d’excellentes oreilles, ne les ont jamais
exercées fur ces objets, ils avoueront qu’ils
pnt été lourds jufqu’à ce moment.
On peut étendre ce principe au fens purement
intellectuel, car les nuances prpgrefliyes ,
les liaifons, les relations de nos idées ne peuvent
également être apperçues, fi l’on n’eft exercé
à les démêler & à les fùivre. Mais ces applications
m’éloigneroient trop de mon fujet, je reviens
donc aux moyens qui forment le feul pouvoir des
jiommes puiffans fur les Arts libéraux.
Les difcours des premiers de quelqu’ordre qu’ils
-foient, on ne peut trop le répéter, ne font jamais
indifférens , diftindion gênante fans doute ,
lorfqu’on en çonnoît l’importance ; mais dont la
gêne eft compenfée par l’avantage de diriger à fi
peu de frais les opinions.
Les exemples & les modèles, ^moyens plus
puiffans encore y exigent des premiers des Nations
, fbit dans les ouvrages importans qu’ils font
produire aux A rt s , fbit dans lés delafïèmens
qu’ils y cherchent , ' fbit dans les fatisfadions
nfùeiles même auxquelles ils les emploient, une
prédilection fiiivie , pour ce qui eft parfait, convenable
, ou de meilleur goût*
à n'avoit rien d’extraordinaire, & s’etttendoit aîfe-4
ment dans un pays & dans des fîècles où tous les
nobles taUns étpient intimément liés aux inftb»
tutiôns*
C’eft ainfi que les Souverains peuvent influer
jufques fur les fentimens libres de chacun de
leurs fùjets, & c’eft d’après les A r t s , langages
publics des fentimens nationaux, que ceux qui
lavent obfêrver en démêleront tpujours le., ça-
ïaêtère.
Un Sage difoit à des Grecs : » Chantez ; je j
connoîtrai vos moeurs» « Cette interpellation
Il m’arrivera de faire peut-être l’application
de cette efpèce d’Apologue, à ceux qui s’occupent
des A r t s , & fur-tout à ceux qui en parlent
le p us fouyent ; mais je dois , avant de pafTer à
d’autres clafTes, hafarder encore pour la première
dont je m’occupe , quelques notions élémentaires
plus développées , fur l’exemple qu’il convient
aux chefs de donner , & fur le foin de former
les opinions par la comparaifon des modèles
qu’eux feuls peuvent raffenibler & rendre pu-«
blics.
Ces deux moyens ont entre eux une grande
affinité ; car c’eft l’emploi des A rt s aux ufagès
importans , & fur-tout relatifs aux principales
inftitutions , qui produit ces monumens', d’après
lefquels la poftérité juge collectivement l’état des
•lumières artielles & le mérite des Souverains*
Ils peuvent attacher , pour ou contre leur
gloire, le nom qu’ils portent à leur fiècle,
C’eft ce droit qui a tourné à l’avantage des
Léon X , des Médicis, de François I , & de
Louis X IV , pour parler feulement des temps &
des Arts modernes.
Il eft donc important que les premiers des
Nations , lorfqu’ils afpirent à cette diftindion ,
d’autant plus refpedable , qu’on comparera mieux
les Arts de la guerre aux Arts de la paix , emploient
ceux-ci dans le plus haut degré de fûblt»
mité dont ils foient fufceptibles.
Mais fi ceux qui les pratiquent n’ont pas atteint
une perfedion libérale convenable à cette intention
, ou fi la Nation, par défaut d’idées arrêtées ,
ou par mobilité de caradère, fait chanceler fes
Artiftes , au lieu d’affurer leur marche, c’eft à
leurs .tuteurs ( je parle des Rois , que ce titre &
cefte fonction honorent.) qu’il appartient d’exciter
à la perfection les Artiftes qufils emploient &
d’éclairer leur Nation, en raflèmblant par des
foins généreux , & expofànt aux regards des
chefs-d’oeuvre en tout genre. II faut même que
le nombre en devienne affez grand pour opérer ,
à l’égard des opinions vagues & fbüvent oppo-
fées d’un peuple mobile, ce que font dans une
multitude agitée , les hommes impofàns, qui,
par leur feule ptéfence, prefbrivent ce qui convient,.
Que les Capitales foient donc fbmées de monu-
mens adaptés aux ufages auxquels ils font propres
; fuffent-ils empruntés, s’il le faut ; fuffent-ils
copiés d’après ceux que l’admiration uniyerfelle a
confàcrés.
Si ces idées font élémentaires, fi leur droit,
en cette qualité, eft de pouvoir être généràlifées
& appliquées fans perdre de leur juftejTe, à tous
I les-objets de. même nature, fouhaitons, pour le
| fputien de ïA r t dramatique, que Corneille, R a?
CÎflé, Voltaire , f e montrent fans cefle fur nos
Théâtres pour en impofer au mauvais gout\ que
leurs chefs-d’oeuvre impriment un tel refped qu’il
ne foit pas plus permis de les aitérer que les
belles ftatues , foit par des reftàurations indif-
crettes, foit par des reprefentations négligées,
fortes de familiarités qui conduifent infailliblement
au mépris ; mais pour que le mauvais goût,
fans celle attentif à fe prévaloir de la faim dévorante
qu’ont les hommes, pour les nouveautés ,
ne fe permette pas ces profanations , il eft fur-
tout néceffaire que le refped du aux chefs-
d’oeuvre fbit établi & foutenu par l’exemple de
ceux à qui il convient de le donner*
Pourquoi, d’après ces principes, ne verroit-on
pas & devant eux & devant le Public , fe reproduire
quelquefois dans les chaires ces éloquentes
compofîtions oratoires, condamnées , depuis là
mort des Fléchier , des Bourdaloue , des B o f
fuet, des Maflillon, à languir dans les bibliothèques
, ou bien à être parcourues des yeux feulement
, & à refier ainfi privées de l ’accent, de
l’adion, de la vie que de froids ledeurs ne peuvent
leur rendre ? Pourquoi nos temples , au lieu de
retentir de pfàlmodies barbares , monotones , discordantes,
ne réfbnneroient-ils pas d’une harmonief
pure , touchante & digne de la première des inftitutions
l Pourquoi, parmi nos A r t s , qui font
frères, quelques-uns d’entre eux , tel que celui
dont je viens de parler, font-ils privés ,d’Ecole
Nationale , moyen important, qui, joint aux premiers
, ne peut-être employé convenablement que
par des foins & des bienfaits ; feule autorité que
reconnoifle le génie. Ainfi les chefs des États flo-
riflans peuvent fbutenir , animer & élever jufqu’à
la fublimité ces langages a rtie ls, qui les honorent
d’autant mieux- qu’ils leur doivent plus de
perfedions & de reconnoifîànce.
11 eft heureux pour moi de parler de ces
moyens dont la puifïànce n’eft qu’une douce &
agréable perfùafîon, au moment où un Prince,
voué par caradère & par penchant à tout ce qui
eft jufte & convenable, en fa it , pour l’avantage
des A rt s , l’ufage le plus éclatant *. Il ne m’eft
pas moins doux , en mêlant un fentiment patriotique
de reconnoifîànce à ceux de l’amitié, d’être
affûté qu’on ne pourra citer ce monument, fans
joindre à l’exiftence d’un bienfait national le fou-
venir des foins du Miniftre * -zé lé , qui., autorifé à
élever des ftatues aux hommes célèbres de fa patrie,
l ’eft encore à confacrerun Temple où l’on pourra
déformais les honorer.
Prêt enfin à pafTer à d’autres notions, je crois
* La réunion dès ouvrages de Peinture St de Sculpture,
lâ plus nombreufe qui ait jamais exifté , & qui, deftinée
à être publique , comme la Bibliothèque Royale, occupera
dans le palais du Prince , une galerie de 1400 pieds de
longueur.
? * M., le Comte d’Angiviller»
avantageux de rappeller à la mémoire de mes
ledeurs un Difcours *, qui, embraffant une bien
plus grande étendue d’idées élémentaires , fe
trouve pour jamais cônfacré dans la première Col-
ledion Encyclopédique dont notre Littérature ait
été enrichie. Ne feroit-ce pas en effet à ce tableau
fi bien ordonné des connoiffances humaines
qu’il appartiendroit de fervir de bafe à toute inffi-
tution ï
J Si je m’étendoi-s fur le mérite d’un Ouvrage
aufli vafte en aufli peu d’efpace ; fi je difois que
la poftérité y retrouvera, comme dans une carte
parfaite j les grandes routes des vérités que les
hommes femblent condamnés à perdre de période
en période, pour les chercher enfuite & les retrouver
fi difficilement, je n’aurois certainement
pas à craindre qu’on attribuât de.fi juftes témoignages
d’eftime au fentiment ancien & tendre
qui m’attache à l’auteur ; mais les bornes où je
dois me reftreindre en prefcrivent à mes juftes
éloges.
, Elles me rappellent aufli aux idées- élémentaires
deftinées à ceux qui ne voyent dans nos A rts
que des objets de délaffement, des jcmifîànces
agréables & trop fouvent un luxe prefqu’abfblu-
ment perfonnel.
S i , comme je crois l’avoir fait connoître, il
importe aux premiers des fociétes çivilifées de
foutenir & d’encourager, les A r t s lib é ra u x ,
feroit-il moins intérenânt , feroit-il indifférent
pour ceux qui s’en approprient le plus particulièrement
les jouiffances , de contribuer à leur
perfeâ-ion ? Eh ! quel eft celui d’entre nous qui
perfonnelleinent n’a pas conçu & défiré dans le
cours de fa v ie , le plaifir, difons le charme attaché
aux reprefentations de ce qui nous intérefïè ,
ou de ce que le fentiment nous rend cher ? Quel
eft celui q u i, fécondé dans le projet de ces joui£
fanees par les plus renommés Artiftes de fon
temps , ne les a pas défirés plus habiles encore l
Plus les fentimens d’où naillent ces defirs, font
nobles & élevés , font refpeéfcables ou tendres „
plus on fouffre de les voir incomplettement remplis
; mais fi ces ouvrages deftinés aux jouiffances
fentimentales , donnoient lieu , par une exécution
trop imparfaite, à la dérifion, n’éprouverions nous
pas une peine égale à celle que nous feroit l’interprète
mal-habile ou ridicule , . chargé de nos
plus chers intérêts ? Les affèdions qui nous font
infpirées par la nature ; la téndrefîè paternelle ,
la piété filiale, l’amour, l’amitié, l’honneur, la'
reconnoiffance, la générofité, font à l’égard de
chacun de nous ce que lès inftitutions religieufes,
le patriotifme & l’héroïfme font à l’égard des fo-
ciètés dont nous faifons partie. Ces fentimens établirent
des cultes femblables à ceux par lefquels
les Anciens honoroient dans leurs foyers les Divi-
* Le Difcours préliminaire de la première Encyclopédie
par M* d Alemberc.
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