
 
        
         
		A  l’égard de M.  de Lagni,  per-  
 fonne ne  s’eft livré  avec  plus d’ardeur  
 que  lui  au Calcul,  a  l’Algèbre  
 &  à  la  Géométrie  pure.  Il ne  
 iortoit pas  de-là,  ôc  avec  une  patience  
 &  une  attention  continuelles  
 ,  il étoit  venu  à  bout de  reculer  
 les  limites  de  l’Algèbre  &  de  
 la Géométrie.  Il  s’étoit  fait  une fi  
 grande  habitude  du  calcul,  qu’il  
 n’avoit  prefque  autre  chofe  dans  
 l’efprit.  On  rapporte  qu’à  l’article  
 de la  mort  fes  parens  ôc  fes  amis  
 ne  pouvoient  lui  arracher une  parole. 
   Les  difcours  les  plus  pathétiques  
 ôt  les  plus  tendres  ne  fai-  
 foient  aucune  impreffion  fur  lui.  
 On  croyoit  qu’il  touchoit  au  dernier  
 moment de fa  v ie , &  on ver-  
 foit  déjà  des  larmes  fur fa  tombe,  
 lrrfque M.  de Maupertuis,  l’un  de  
 fes Confrères,  vint  le voir. On  lui  
 dit en entrant le fujet de  ces pleurs :  
 mais  M.  de Maupertuis en  le regardant  
 affura  qu’il  n’étoit  pas  mort. 
 11  lui  demanda  d’un  ton  ferme :  
 M-  de  Lagni,  le quarrê  de  douze ?  
 Dans  l’inftant le mourant répondit  
 cent  quarante-quatre.  Ce  furent  
 fes  dernières  paroles.  Il  expira  le 
 12  A v r il  1 7 3 4 . 
 Des hommes d’efprit ont conclu  
 .de  cette  réponfe  de M.  de Lagni,  
 que  le  calcul  n’eft  qu’une  routine, 
   ôc qu’on peut être grand Calculateur  
 fans  favoir penfer.  Ils ont  
 même  fait peu  de  cas  des  Amples  
 Calculateurs,& ont regardé comme  
 nuifible aux progrès des Mathématiques  
 l’ufage abfolu  de l’analyfe. La  
 Géométrie, dit un homme célèbre^  
 qui avoit l’imagination forte ôc quelquefois. 
   du jugement  (le  P. Cajlel )  
 n’elt plus qu’un reffaffement de lettres  
 & de fymboles  (a),  des tables  
 ôc des  formules,  des  tarifs  6c  deS  
 comptes  faits  ( b }.  On  prendroit  
 ( félon  cet  Auteur ) le cabinet d’un  
 Géomètre  pour  un  bureau  de  Finance, 
   ou  pour  un  comptoir  de  
 Commerce.  Encore  fi  c’étoit  un  
 vrai Commerce  ou  une  bonne Finance, 
   la  réalité  du  calcul effectif  
 dédommagerait  le  coeur  de  l’humiliation  
 de  l’efprit.  »  Mais  avec  
 »  les  aridités  ôc  les  épines  d’une  
 *>  Algèbre  triplement  indéchijfra*  
 »  ble  ( c ) on  fe  trouve  encore  
 »  condamné au  ridicule emploi de  
 »  calculer éternellement à faux ou  
 »  à vuide,  d’accumuler lettres fur  
 »  chiffres ,  fymboles  fur  lignes ,  
 »  fans  aboutir  de  la  vie  à  aucun  
 »  réfultat  dont  on  puiffe  jouir ,  
 »  quoiqu’il  paroiffe  aufli  effentiel  
 »  à un calculateur de profelîion de  
 »  dire, je  calcule donc j ’ai, qu’à un  
 »  homme  vivant  de dire, je  penje  
 x  donc je  fuis. 
 »  On  peut  comparer  ,  ajoute 
 (a )   Le P.  Cafiel parle  ici comme  un homme  
 qui  ne faurok  pas  ce  que  c’eft  que  ce  calcul. 
 ,  (b )  Voyez  la  Préface  de Y Anal)fedes  infiniment  
 perns , comprenant le  calcul intégral dans  
 toute fon  étendue,  par M.  Stone.  Si  on  lit  cette 
 Préface,  on doit lire auflî les réflexions  critiques  
 de  Jean  Bernoulli  dans  le  IV e  Tome  de  fes  
 OEuvres, &  fur  la Préface, &  fur le Livre. 
 (  c )  On  ne  fait  pas trop  ce que cela lignifie*  
 Tout  eil déchiffrable  dans  l’Algèbre. 
 »  le  P.  Cajlel,  le  calcul  dans  la  
 »  Géométrie,  aux  troupes  auxi-  
 »  liaires  dans  les Armées Rornai-  
 »  nés.  Tandis que ces  troupes  ne  
 »  furent  qu’auxiliaires  ôc  le  tiers  
 »,  tout au plus d’une Légion, Rome  
 33  s’agrandit  ôc  conquit  l’Univers.  
 33  Mais la pareffe gagna les Légions  
 31  avec les richeffes desNations.On  
 33  dépofadonclecafque, lacuiraffe  
 33  ôc  le  courage  ;  ôc  les  troupes  
 33  étrangères Ôc barbares, les Fluns,  
 33  les Goths, les Vifigots,  les Ara-  
 33  bes,  fous  le  nom  d’auxiliaires,  
 33  gagnèrent les Armées,  les rem-  
 33  plirent,  les  anéantirent,  ôc  le  
 tiers  devenant  le  tout,  le  tout  
 »  fut  réduit  à  rien,  ôc  il  n’y  eut  
 33  plus  d’Empire Romain. 
 ' .   » C ’eft  le  train,  continue  cet  
 33  Auteur,  que  prend  la  Géomé-  
 »  trie  depuis  qu’elle eft métamor-  
 33  phofée en  calcul Arabe  ôc  pref-  
 »  que Oftrogot,  ôc  que le  tiers  y  
 33  eft devenu auffi  le tout. La  tête  
 33  prefque délivrée du foin de pen-  
 33  fer ,  devient pareffeufe,  ôc  l’efi-  
 33  prit  laiffe  aller  les  doigts  :  on  
 »  fe  repofe de tout  fur des  formu-  
 »  les  :  on  fe  contente  de démonf  
 33  trations  à pojleriori, qui ne  font  
 33  juger  du  vrai  des  chofes  que  
 33  par  l’événement,  ôc non  par  lé  
 33  principe  intérieur  ôc par  l’idée. 
 Exige-t-on  même  des  démonf-  
 »  trations  d’aucune efpèce  ? 
 ■  33  Au défaut  de  l’évidence,  on  
 =3  fe paye fort bien de la  certitude, 
 »  comme  le  Quinze <- Vingt  qui  
 3»  fubftitue  le  toucher  au  coup  
 »•  d’oeil, mais malgré  lui;  la certi-  
 33  tude  eft  même  remplacée  par  
 x  l’induôtion, c’eft-à-dire encore le  
 =>  toucher  précis par  un  raifonne-  
 33  ment  vague  :  les  exemples  fer-  
 »>  vent  de  preuves,  l’explication  
 33  de  raifonnement ».  ( Préface  de  
 l’Analyfe,  ôcc.  p. xxm  ôc  x x iv .) . 
 On  avoit  répondu  à  l’Auteur  
 que  le  calcul  foulage  l’elprit  en  
 le  déchargeant du  foin  de penfer,  
 ôc il  trouve cette  réponfe fort mau-  
 vaife. Eft-ce qu’il  ne  faut pas  penfer  
 , demande-t-il, pour perfectionner  
 une fciénce auffi profonde que  
 la  Géométrie  ?  Du  refte  il  con-,  
 vient  que  le  calcul  eft  bon  pour  
 toutes  les  extrémités  d’efprit ôc de  
 génie  :  ce  font  fes  termes.  Il  fait  
 des  merveilles ,  dit - i l ,  entre  les  
 mains d’un génie inventeur qui tra,  
 vaille, &  qui  embraffant  plufieurs  
 idées  en même  temps ,  eft  foula-  
 gé  d’en  confier  quelques-unes  à  
 des  fymboles  abrégés  &  inarti--  
 culés,  qui  ne  dérangent  point  la  
 fuite  de  fes  idées.  En  un mot,  
 le  calcul  eft néceffaire à tous ceux  
 qui  nefavent pas,  ou  qui  ne veulent  
 pas,  ou  encore  qui  ne  peuvent  
 pas  beaucoup penfer.  =• C’eft:  
 33  un  cri  géométrique  qui  étaie  
 3»  l’efprit  en  lui  donnant un point  
 =»  d’appui  fixe,  qui  l’aide  à  s’éle-  
 33  ver  plus  haut  fans  trop  d’effort  
 »  ou  de  contention 33  (  a ).  Mais 
 (fl)  Ubi fuprdj  page iv.