en quèîqiie forte fa propre vi&oire.
Notre Philofophe ne crut pas devoir
continuer le combat avec un nomme qui
fe croyoit fi fur de fon fait. Il en laiffa
le foin à un de fes Difciples fort zélé
pour fa gloire, nommé l’Abbé de Launai,
lequel le vengea bientôt dans un Ouvrage
intitulé , Principes ou Syftême des
petits tourbillons appliqués aux phénomènes
les plus généraux.
Molieres n’étoit point oifif pendant
que M. de Launai travailloit à la défenfe.
Il failoit imprimer un Traité Jynthétique
des lignes du premier & du fécond genre,
ou Elèmens de Géométrie dans Cordre de
leur génération. Cet Ouvrage parut en
1741. Il devoit avoir une luite; mais
l’intérêt qu’il prit toujours à fon lÿfteme,
fufpendit ce travail géométrique. De
jeunes Mathématiciens, grands Neuto-
niens , lui faifoient fans ceffe a l’Academie
des Sciences de nouvelles obje&ions.
Comme il avoit la vue fort baffe , il ne
voyoit pas toujours les figures 6c les
lettres qu’il y mettoit pour répondre aux
objeâions qu’on lui faifoit. Cela nuiloit
quelquefois à la clarté de fon dilcours ,
& fes Adverfaires ne manquoient pas de
tirer parti de fes mepriles. C’etoit une
forte de plaifanterie qu’il ne prenoit pas
toujours en bonne part. Un jour il y fut
fi fenfible, qu’il fe mit en colère; il fe
fâcha férieufement, 6c fortit tout bouillant
de l’Académie. Le froid le faifit, de
forte qu’en entrant chez lui il fentit fa
poitrine embarraffée. La fièvre furvint, 6c fon oppreflion de poitrine augmenta.
Tous fes Confrères le firent un devoir
de lui témoigner la part qu’ils prenoient
à fon état. M. de Maupertuis fut même
chargé d’aller s’en informer en leur nom :
mais la nièce de notre Philofophe ne
voulut point qu’il entrât dans fa chambre
, foit parce qu’il n’étoit point en état
de recevoir une vifite, foit parce qu’elle
craignit que la vue de M. de Maupertuis,
en rappelant fa colère , ne troublât la
tranquillité dont il avoit befoin (à). Son
mal empira , & il y fuccomba le 12
du mois de Mai 1 74 1 , après cinq jours
d’une fièvre violente, âgé de65 ans.
Molieres étoit d’une fenfibilité extrême.
Il n’entendoit point raillerie fur
fon fyfiême ; 6c il étoit d’autant plus
fondé à en prendre la défenfe, qu’il avoit
obtenu les luffrages de la première Uni-
verfiré de l’Europe, 6c de plufieurs autres
Univerfités du Royaume , ou les
Profeffeurs enfeignoient publiquement
les principes. D ’ailleurs il avoit le coeur
bon, &une fimplicité de moeurs admirable.
11 prenoit tant d’intérêt aux progrès
des connoiffances humaines, que
rien n’étoit capable de le diftraire de
cet objet. Il en étoit tout rempli, 6c il
oublioit fa fortune 6c lui-même pour s’en
occuper entièrement. Voici deux traits
qui prouvent combien grande étoit fa
préoccupation à cet égard.
Voulant faire une vilite , il appela un
de ces petits garçons qu’on appelle Savoyards
, pour le mettre en état de paraître
plus décemment dans la maifon
où il alloit. Pendant que ce petit garçon
faifoit fon ouvrage, il tomba dans
une rêverie fi profonde, qu’il l’oublia
abfolument. Celui-ci s’apperçut de cette
diftrattion, 6c crut devoir en profiter.
Il ôta les boucles d’argent que notre rêveur
avoit à fes fouliers, 6c lui en fubf-
titua de fer. Rentré chez lu i, Molieres
fut fort furpris de ce changement ; 6c
fon domeftique lui ayant fait quelques
queftions à ce fujet, il fe rappela alors
comment elles lui avoient été volées.
L’autre trait eft encore plus extraordinaire.
Sa coutume étoit de travailler
aflis dans fon lit. Il avoit une planche
fur fes genoux, du papier, une écri-
toire 6c des livres autour de lui. Sa nièce 6c fes domeftiques étant fortis, un Voleur
fe gliffa dans fon appartement, ( i l
demeurait au Collège Royal) 6c n’y
trouvant perfonne, il entra dans fa cham-
(«) C'-eft à feu M. Clairaut que je dois ce trait de 1ère, Sa fanté étoit fans doute dérangée. Et qui
la vie de M o l ie r e s . Ilnefaudroit pas en conclure peut favoir exactement la caufe d'une maladie?
que ce Philofophe foit mort pour s’être mis en co- bre.
M 0 LI
bre. M o l i e r e s lui demanda à qui il
en vouloit. A votre bourfe, répondit fièrement
le Voleur. Sans s’émouvoir de
cette réponfe, notre Philofophe lui dit
que fon argent étoit dans un tiroir de
fon bureau, qu’il n’avoit qu’à l’ouvrir 6c prendre l’argent, pourvu, lui recommanda
t-il , qu’il ne dérangeât point fes
papiers. Le Voleur l ’affura qu’il n’avoit
pas befoin de fes papiers, 6c qu’il ne
défiroit que fon argent ; mais à mefure
qu’il fouilloit pour ne rien laiffer, Molieres
ne ceffoit de lui crier : Au nom
de Dieu, Monjieur , ne dérange£ point
mes papiers. Le vol fait, le Quidam s’en
alla, 6c laiffa la porte de la chambre
ouverte. C ’étoit en hiver ; 6c comme
cette porte ouverte donnoit du vent à
Molieres , qui lui caufoit des diffractions,
il appela le Voleur pour le prier
de la fermer : ce que celui-ci fit très-
poliment. Et voilà ce qu’on appelle amour
de la Philofophie.
On a reproché à notre Philofophe
d’aimer trop les fyftêmes ; 6c il aurait
pu répondre, comme le dit fort bien M.
de Mairan : » qu’il a été des temps où
» l’on faifoit trop de cas des fyftêmes,
» 6c pas affez des faits ; qu’au contraire
» il y en a d’autres où l’efprit fyftéma-
» tique n’eft pas affez cultivé, 6c où
» l’on femble avoir fecoué le joug du
» raifonnement lorfqu’il ne s’exerce que
» fur les faits. Le vrai Philofophe, l’hom-
» me de tous les temps, à qui le préjugé
» dominant de fon fiècle 6c de fon pays
» ne fait pas illufion, tient un jufte mi-
»lieu entre ces excès. Il n’ignore pas
» qu’on s’égare infailliblement avec l’ef-
» prit fyftématique fans le fecours des
^ faits 6c des expériences, 6c fi l’on ne
Vf cherche la nature dans la nature mê-
» me ; mais il fait aufli que les expé-
» riences demeurent imparfaites, équi-
» voques, folitaires 6c infru&ueufes, fi
»cet efprit également exercé dans la
» méditation & dans le calcul > ne les
E R E S . 73
» éclaire, ne les anime, 6c ne les étend
»jufqu’à l’infini, par les nouvelles vues
» qu’il eft capable de faire naître (b).
Ajoutons à cette fage réponfe les réflexions
judicieufes d’un Auteur moderne
fur l’utilité des fyftêmes ou des
hypothèfes. Pour peu qu’on fe rende attentif
à la façon dont les plus fublimes
découvertes ont été faites, on verra ,
dit-il, qu’on n’y eft parvenu qu’après
avoir imaginé bien des fyftêmes inutiles , 6c ne s’être point rebuté par la longueur 6c l’inutilité de ce travail. Car les (y£-
têmes font fou vent le feul moyen de découvrir
des vérités nouvelles. Il eft v rai,
ajoute cet Auteur, que le moyen eft
lent, 6c demande un travaild’aut mt plus
pénible, que l’on eft long-temps fans
pouvoir s’affurer s’il fera utile ou in-
fra&ueux. » De même que lorfqu’on fait
» une route inconnue, 6c que l’on trouve
» plufieurs chemins, ce n’eft qu’après
» avoir marché long-temps que l’on peut
>> s’affurer fi l’on a pris la bonne route,
» ou fi l’on s’eft égaré ; mais fi l’incerti-
» tude dans laquelle on eft, lequel de
» ces chemins eft le bon, étoit une rai-
» fon pour n’en prendre aucun, il eft
» certain qu’on n’arriveroit jamais ; au
» lieu que lorfqu’on a le courage de fe
» mettre en chemin, on ne peut douter
» que de trois chemins, dont deux nous
» ont égaré, le troifième nous conduira
» infailliblement au but.
» C’eft de cette manière que l’Aftro-
» nomie a été portée au point où nous
» l’admirons aujourd’hui; car fi l’on avoit
» voulu attendre, pour calculer le cours
» des aftres , que l’on eût trouvé la
» théorie des planètes, nous ferions ac-
» tuellement fans Aftronomie (c).
C’en eft affez non - feulement pour
juftifier M o l i e r e s fur fon amour des
fyftêmes, mais encore pour le venger
de la critique que l’Auteur de YHiftoirc
du Ciel a faite de fes nouvelles vues. Il
n’eft pas donné à tout le monde de pren-
( b ) Eloges des Académiciens de l'Académie Royale des Sciences, p a i M . de Mairan
( () Injiit Ht ions de Phyjique, p a g . 7 6,