
tion le don que j ’avais fait, disait-il, d’une bouteille
d’eau-de-vie à un pèlerin que la multitude traînait
ivre au milieu d’elle,et ilm’en faisait un grand crime.
Les liqueurs fermentées sont défendues par le Koran
aux musulmans, et en boire pendant un pèlerinage,
est un cas bien plus grave encore que si le péché
se commettait en d’autres circonstances. Cependant,
sauf un sermon assez long que le Séyid me fit
entendre sur l’unité de Dieu, l’infaillibilité de son
Prophète, le très-élevé Mohammed, et divers autres
points du dogme musulman, qu’il assaisonna de
réflexions assez peu vraisemblables, je n’eus pas à
me plaindre de ses procédés, et je lui répondis : « Je
« bois de l’eau-de-vie parce que ma religion ne me
« le défend pas, et je ne vous reconnais pas plus
« le droit de m’en empêcher qu’à nous, chrétiens,
« celui de vous blâmer d’avoir plusieurs femmes.
« Chaque croyance a sa dose de rigueurs et de jouis-
« sauces, gardez les vôtres et laissez-moi les miennes.
« Je possède, il est vrai, une bouteille d’eau-de-vie,
« mais elle est là, dans une malle, et je n’en ai jamais
« donné à cet ivrogne. Du reste, pour vous en convain-
« cre, je vais vous la montrer.» Je me retournai aussitôt
pour prendre la bouteille, mais j’eus beau chercher,
contenant et contenu, tout avait disparu : j’étais volé !
Toutefois le Séyid voulut bien croire à ma parole, et le
coupable fut aussitôt gratifié de quelques horions qui
l’amenèrent à confesser son double délit; les coups
redoublèrent alors tellement que je crus que le drôle
touchait à sa dernière heure, mais cet homme avait,
à ce qu’il paraît, une âme difficile à détacher de son
corps, car tout moulu, tout meurtri et tout ensanglanté
qu’il était, il débitait à ses bourreaux les plus
grosses injures du vocabulaire persan : « Bâtards (ha-
«ram-zadèh)., fils'de chien (toukhm seg), race de
« serpents (mar-<aï/e), hypocrites (ria-kiar), je crache
« sur vos barbes (teuf bè rich-toun), je remplis avec
« mes propres ordures la tombe de vos aïeux (gour baie
bat ridem), je vous "ai tous...., j’ai séduit vos fils (zen-
a loun lcerdem pucer-toun kerdem), vous me battez
« parce que j’ai bu tout seul et que je ne vous ai pas fait
« participer à mes libations ! Ah ! tyrans (zalourn), ah !
« coquins (na darust), que mon péché retombe sur vos
« têtes, puissiez-vous tous aller en enfer et être étran-
a glés avec les boyaux d’Omar.» (Les Chiàs abhorrent les
trois premiers khalifes successeurs de Mohammed). Ces
injures n’étaient pas faites pour calmer les persécuteurs
de l’ivrogne, qui ne lâchèrent prise que lorsqu’il
s’affaissa sur lui-rnême, presque inanimé. La correction
était un peu rude, mais en vérité je la vis administrer
avec une espèce de satisfaction, car cet Ali-
Méhémed, de Chiraz, qui venait de la recevoir, était
un de ceux qui m’avaient été le plus hostiles depuis
que nous avions quitté Téhéran.
Ce qui m’arrivait dans ce voyage me rappelait ce
qu’avait eu à souffrir avant moi un Français voyageur
en Perse. Des persécutions tout aussi constantes, mais
bien plus longues, avaient accompagné M. Aucher
Eloi, pendant les deux années de ses voyages. Je ne
crois pas qu’il en ait jamais connu le véritable motif :
c’est sa qualité de botaniste plutôt que celle d’infidèle
qui lui valut tant de tourments. Les Persans croient