pour ainsi dire, commune. Le grand seigneur, le bourgeois,
le paysan et le fakir s’asseyent au même cercle,
mangent au même plat, sans qu’aucune susceptibilité
soit blessée : il suffit d’être musulman et pèlerin, et dès
lors tout est dit. La liberté de discussion est complète
dans leurs réunions : un étranger survient-il pendant
qu’ils sont à causer; au premier mot qu’il prononce,
ils devinent s’il est des leurs. Dans ce cas, ils l’invitent
à s’asseoir et à faire comme eux : s’il refuse, ils l’engagent
à se retirer, d’abord parce qu’ils ont horreur de
voir un homme qui n’est pas leur serviteur se tenir
debout, ensuite parce qu’ils croient que celui qui
craint de se mêler à une conversation et de répondre
aux questions personnelles qui lui sont faites ne peut
être qu’un malfaiteur.
Les pèlerins possesseurs de quelques avances se munissent
des marchandises qu’ils savent être d’un bon
débit dans les lieux saints, puis, avec le pécule qui
résulte de leur vente, ils achètent une nouvelle pacotille
qu’ils rapportent dans leur pays, où ils réalisent
encore quelque bénéfice. C’est de cette manière qu’ils
couvrent les dépenses du voyage.
Il y a à Semnân une foule de mendiants qui vivent
des libéralités des pèlerins de passage. Cette industrie
est même exercée en grand par des gens qui n’en ont
pas du tout besoin, c’est du moins ce que je dois croire
d’après la démarche que fit près de moi un grand jeune
homme, assez bien vêtu, qui se présenta d’un air dégagé
et poli, et avec des paroles qui lui valurent
d’abord, de ma part, les plus grands égards. Après un
échange réciproque de compliments, il me raconta
que déjà, depuis longtemps, il projetait d’aller en pèlerinage
à Meched, mais que l’argent lui manquait. En
m’apprenant sa pénurie, il fit une grimace très-prononcée
qui annonçait l’intention qu’il avait de pleurer,
mais les larmes n’arrivant point à son aide, il reprit
son récit de l’air le plus animé et me dit : « J’ai découvert
hier dans le ciel une heureuse constellation qui
me présage du bonheur : un songe que j’ai eu la nuit
dernière a corroboré mon espoir. L’esprit du saint
Prophète Mohammed m'est apparu et m’a prescrit de
venir au campement de la caravane, m’assurant que
j’y trouverais un étranger qui me fournirait les
moyens d’aller visiter le tombeau de l’Iman Reza. »
Ceci dit, il me somma, avec une volubilité sans pareille,
et au nom de tous les saints de l’Islam, de
justifier la conjonction des astres et la révélation du
Prophète. Je mis d’abord beaucoup de modération et
de patience à l’écouter ; mais, voyant qu’il ne tenait
aucun compte de mes représentations, et du tableau
que je lui faisais de ma propre détresse, je le mis hors
de ma chambre avec une brutalité qui dut lui faire
concevoir une triste idée de la foi que j’avais dans
l’astronomie et dans les songes. Je renvoyai aussi une
foule d’autres mendiants, ce qui fit crier les pèlerins,
qui me gardaient rancune de la liberté que j’avais
prise chez le kebabdji. Ils me disaient, en termes assez
peu mesurés, que je devais racheter par d’abondantes
aumônes le malheur que j’avais de n’être pas
musulman ; je vis bien que ces gaillards-là voulaient
me chercher une mauvaise querelle, et je tâchai de
l’éviter en me retirant dans le fond de ma chambre.