
de la cruauté des Afghans qui, échappés depuis peu
à la domination anglaise, étaient impitoyables pour
les Européens dont ils pouvaient s’emparer; mais
aucune considération ne put me faire revenir sur mâ
détermination : j’étais sûr que le courage ne me faillirait
point, j’étais préparé à tout événement, et je
me disais comme les musulmans : « Ce qui est écrit est
« écrit, il n’y a pas moyen de lutter contre sa desti-
« née. Que la mienne s’accomplisse ! »
Dans la crainte qu’on ne signalât mon passage dans
les états de Méhémed-Châh, ce qui pouvait me créer
de sérieuses difficultés, et m’exposer à des dangers,
puisque je m’en étais éloigné par ordre supérieur et
victime d’intrigues politiques, j’annonçai que je me
rendais en France, par Mossoul, et j’obtins de Nedjib-
Pacha, gouverneur de Bagdad, un bouyourdi (passeport)
pour suivre cette direction.
Mon premier soin fut de dépouiller complètement
l’habit européen et, après m’être revêtu du léger costume
arabe, je m’abouchai avec un caravanier qui me
loua ses mulets au prix de un toman (12 francs) l’un,
jusqu’à Kermanchâh, et je quittai Bagdad au coucher
du soleil, le 1er avril 1845. A peine étais-je sorti des
portes de la ville que j’éprouvai un premier désagrément.
J’avais depuis plus d’un an, à mon service, un
domestique Arménien nommé Ivan, que j ’avais connu
antérieurement, à Téhéran : c’était un garçon robuste,
intelligent, délié, mais un coquin fieffé et un hâbleur
sans pareil. Il avait accompagné, chez les Turkomans,
l’infortuné Nasséli Florès, assassiné par l’émir de Bo-
khara; il avait aussi visité Hérat et quelques provinces
voisines. Ces considérations m’engagèrent à le conserver
à mon service, mais je ne me dissimulai point
cependant que c’était un homme dangereux, têtu, raisonneur,
avide et sans probité. Toutefois comme j aurais
toujours rencontré ces vices chez un autre domestique
persan, à un moindre degré peut-être, mais aussi
sans qu’il fût pourvu des qualités que possédait Ivan,
je renonçai à le congédier ainsi que j’en avais d’abord
eu l’intention, bien persuadé que si je n’étais pas tué
par lui, il ne me laisserait tuer par personne.
Je venais de sortir de la ville par la porte de Mossoul,
et j’allais me jucher sur un bât à moitié chargé,
porté par un mulet, lorsqu’Ivan me présenta une
demi-douzaine de ses créanciers qui déclarèrent s’opposer
à son départ, tant qu’il ne leur aurait pas payé
soixante-six francs qu’il leur devait. Je les envoyai
d’abord à tous les diables, et je leur abandonnai mon
drôle. Celui-ci possédait le secret de mon voyage, qu’il
n’y avait pas eu moyen de lui cacher; il pensait donc
que je ne me montrerais pas trop sévère à son égard,
et que pour rien au monde je ne le laisserais à Bagdad
où il pourrait divulguer mes projets. C’était bien là,
en effet, la crainte que je ressentais; mais je ne voulus
pas avoir l’air de faiblir devant sa première coqui-
nerie, j’enjambai ma monture et je lui fis sentir
l’éperon. Dans ce moment les créanciers désappointés
se lancèrent à ma poursuite, l’un se pendit à la bride
de mon mulet, l’autre au bât: mais enfin un troisième
s’étant emparé de la queue de l’innocente bête, je fus
arrêté court et réduit à la triste nécessité de distribuer
une grêle de coups de bâton sur le dos de ces faquins,