
I
Nous savions qu’un tipe (brigade) de cavalerie persane,
cantonné à Ser-Peul, sous les ordres du Sertip1
Châh-Abbas-Khan, avait eu l’avant-veille un sanglant
engagement avec les nomades Bilbers, établis sur les
flancs de la route que nous avions à parcourir, et,
qu’outre les gens qu’il leur avait tués, il en avait
emmené un grand nombre prisonniers. Les Bilbers,
informés de l’arrivée d’une caravane persane, devaient
immanquablement essayer de se venger sur
elle ; c’était du moins l’opinion générale ; aussi chacun
avait-il chargé et préparé ses armes, avant de
quitter Kbanè-Kirie. Ces mesures de prudence n’étaient
point inutiles, ainsi qu’on le verra tout à l’heure; mais
quel ne fut pas mon étonnement, lorsqu’au moment
du départ, notre caravane se divisa, comme les jours
précédents, et partit par petits détachemens,.à la suite
les uns des autres, à d’assez grands intervalles ? A
cette conduite imprudente, je reconnus bien vite l’insouciance
habituelle des Persans. Pour eux, « ce qui
est écrit est écrit » et ils pensent que rien ne saurait
les soustraire à leur destinée (kismet-nassib). Ils se
résignent à des maux qu’un peu de prévoyance leur
• éviterait, et se lancent de gaieté de coeur dans des
dangers prévus en se consolant par ces simples mots î
« Khouda Kerim ! » (Dieu est miséricordieux I) Je me
mis donc en route à mon tour, assez peu rassuré. J’entendis
bien, il est vrai, quelques personnes, plus prui
Sertip vient de Ser qui signifie téte, sommet, e t tip, un faisceau
de lances. — Compares tip à tope, un bouquet d’arbres, e t à tépé,
un amas de terre. Racine sanscrite. — R.
dentes que les autres, se récrier sur le décousu d e notre
marche, mais on ne tint aucun compte de leurs représentations.
De mon côté, je fis tous mes efforts près du
Mollah Ali, afin de l’engager à user de son influence
pour réunir autour de nous une centaine d’hommes
armés; mais mon excentrique compagnon me répondit
par un regard tout à la fois le plus superbe, le plus
drôle et le plus bouffon que j’aie vu de ma vie; son
oeil s’enflamma, ses narines se gonflèrent, et il essaya
d’exciter sa monture poussive en la rassemblant par
deux vigoureux coups de talon, puis prenant tout à
coup un air belliqueux des plus magnifiques, il simula
la pose du Djérid et m’apostropha en ces termes :
«Qu’avez-vous à craindre en ma compagnie? vous
ignorez donc que la réputation de mon courage
s’étend jusqu’aux confins des pays musulmans! et
quel est le chien qui oserait venir s’exposer au tranchant
de mon sabre ! n’ayez pas de craintes, et, à tout
événement, reposez-vous sur moi.» Malgré cette assurance,
je continuai à faire route avec une fraction
de la caravane, composée de quelques cavaliers
bien armés, de femmes en litières, et de mulets
chargés de ballots, environ quatre-vingts personnes
'isolées du reste desvoyageurs, que nous n’apercevions
ni sur nos devants, ni sur nos derrières. Il était neuf
heures du matin, et nous marchions depuis trois heures,
lorsqu’Ivan s’écria tout à coup ; «s aheb duzd ama-
dest! » (maître : voilà lés voleurs !) A cette exclamation,
le Mollah, qui marchait à côté de moi, fit un saut
[convulsif sur sa mule et changea de couleur. Après
avoir porté ses regards de tous côtés sans rien aper