
Nouvaràne est un magnifique village de huit à neuf
cents feux, entouré de vergers et de vignes dont les
habitants tirent un gros revenu. Le Châh l’a donné
en fief à son beau-frère, le Serdar Khan-Baba-Khanl.
Il est bon de remarquer que douze ou quinze grands
seigneurs, le premier ministre à leur tête, ont abusé
de la facilité du souverain, pour accaparer la plus
grande partie et le plus clair du revenu de la Perse.
Les douanes, où tous les droits s’acquittent au comptant,
leur appartiennent; les plus beaux villages,
les terres les mieux arrosées sont ordinairement
leur apanage. Ils les reçoivent du souverain, non pas
pour leur usage personnel, mais pour payer, nourrir
et entretenir ceux de ses serviteurs qu’il leur confie.
Khan-Baba-Khan, par exemple, commande à dix mille
fantassins, auxquels il extorque plus de la moitié de
leur solde, et, quand vient la fin de l’année, bien que le
revenu des fiefs qu’il possède suffise et même dépasse
le chiffre de la somme qu’il doit payer à ses subordonnés,
il trouve toujours le moyen, en procurant quelques
bénéfices aux comptables, de se faire reconnaître
créancier du gouvernement persan pour quelques
centaines de mille francs 9.
> Le Châli actuel de P erse a rep ris to u t ce qu’il a pu pour le
donner à des gens qui le méritaient peut-être moins.
8 C’est ce qui explique pourquoi il p u t réclamer plusieurs
millions au gouvernement persan, lorsque mourut Méhémed-
Chàh, e n 1 8 4 8 .—Le nouveau souverain, Nasser-Eddin Châh, fit
bien, il est vrai, une espèce de banqueroute avec ses serviteurs,
mais il n’osa l’étendre ju sq u ’à Khan-Baba-Khan, parce qu’en sa
qualité de sujet russe, il avait un appui contre lequel tout son
mauvais vouloir serait venu se briser en pure p e rle .
Notre caravane campa à Nouvaràne, sur un plateau
où dardait un soleil tropical. Jamais en juillet,
et dansles contrées les pluschaudes, je n’avais été plus
incommodé que ce jour-là. Vers le soir, un orage
éclata tout à coup et versa sur nous une pluie torrentielle
qui traversa mon feutre et me perça jusqu’aux
os. Mais l’inconvénient de cette ondée ne fut rien en
comparaison du bien-être que nous éprouvâmes par
la disparition des essaims de mouches dont nous étions
grandement incommodés depuis quelques jours. Ces
insectes s’attachent par millions aux ballots de marchandises
dont sont chargées les caravanes, et franchissent
ainsi de très-grandes distances. Il est probable
qu’ils se transportent ainsi, chaque année, d’un bout
à l’autre de l’Asie.
Je vis à Nouvaràne un grand vivier, tellement
rempli de poissons, qu’il y avait impossibilité totale d’y
plonger la main sans en toucher un ou plusieurs à la
fois. Chacun d’eux pesait plus d’un kilogramme, et ils
étaient tellement bien apprivoisés qu’ils venaient
prendre à la main le pain que je leur offrais. Je ne me
souviens plus très-bien de l’histoire que les habitants
me contèrent sur ces poissons, mais je crois qu’ils durent
commettre un certain délit qui fit que, depuis ce
moment, on les tient pour des créatures du diable. Le
Kelkhoda (maire) du village m’assura que tous ceux
qui avaient voulu en manger étaient morts instantanément.
Personne n’osait toucher à ces poissons ni leur
faire de mal, de peur de s’attirer la colère des mauvais
génies, c’est ce qui m’expliqua pourquoi ils s’étaient
ainsi multipliés et apprivoisés. Les Nouvaràniens,