jamais été accompli. Chaque pèlerin regarde comme
une bonne fortune de servir gratis le Séyid conducteur,
et, pendant tout le voyage, cet homme est entouré
de soins délicats et d’attentions. Les uns l’abritent du
soleil ou de la pluie, en lui prêtant leur tente à tour de
rôle, le autres chassent les mouches qui l’obsèdent, arrosent
le sol autour de lui, tandis que ceux-ci lavent
ses hardes et apprêtent son repas à leurs frf lit Miacun
s’estime heureux de pouvoir remplir ces fonctions qui
doivent rendre le prophète favorable, et attirer sur
soi les bénédictions du ciel : ils ne réclament pour
tout salaire que la faveur de baiser sa main ou le
pan de sa robe. Le Séyid les laisse faire avec indifférence
, et c’est la seule manière dont il leur témoigne
sa gratitude, paraissant toujours croire que les hommages
et les services qu’il reçoit sont au-dessous de
ses mérites et de sa sainteté.
Quant au Séyid conducteur de notre caravane, il ne
manquait pas de celte morgue habituelle à ceux de sa
race ; mais, à vrai dire, il était bon homme au fond.
Le soir venu, et après avoir absorbé le dîner qu’on
lui avait préparé pendant qu’il dormait, au lieu de
laisser dormir ceux qui ne s’étaient pas procurés ce
soulagement pendant la journée, il" récitait à son auditoire
un sermon, dont le sujet était tiré de la vie
de l’Iman Réza, et il brodait son récit des faits les plus
merveilleux. Comme la langue persane prête beaucoup
à la poésie, à la bouffonnerie, à l’emphase et à
l’exagération, toutes choses que les Persans estiment
beaucoup, le moindre conte un peu bien dit, quoique
invraisemblable au fond , les intéresse vivement.
Si le Séyid connaît son métier et coordonne habilement
son sujet, il le développe peu à peu, de manière
à augmenter progressivement l’émotion de son auditoire,
ce qu’il obtient facilement en ajoutant toujours
au merveilleux. Bientôt sa voix est couverte par le
bruit que font les pleureurs autour de lui ; les larmes
ne lui font jamais défaut, puis les sanglots éclatent,
par exemple, quand le héros de l’histoire est fatigué,
ou bien quand il est altéré et que l’eau manque, quand
il veut fumer et qu’il n’a pas de kalioun. Si par malheur
il se fait une entorse, ou s’il tombe dans les pièges
que lui tendent ses ennemis, alors ce sont des gémissements
incroyables; les hommes pleurent comme
des veaux, les femmes comme des biches et les enfants
braillent à étourdir un sourd. Quant au malheureux
voyageur, désintéressé, comme je l’étais,
dans la question, il n’a d’autre ressource que celle de
se boucher les oreilles et de se résigner à être tenu
éveillé par cette scène de désolation. Lorsque le sermon
est fini, le Séyid propose un hourra pour le
Prophète, puis après , un autre pour A li, autant
pour Hussein, pour Hassan, pour Abbas : chaque
Iman a le sien, et la liste en est longue. Cela dure'
deux heures. On est tout joyeux de voir arriver le
dernier, espérant qu’on pourra enfin dormir un
peu; mais le bourreau crie un moment après d’une
voix de Stentor : « Chargez les mulets et partons ! »
Il y a de quoi perdre la raison, car il faut passer
la nuit à cheval, supplice affreux, quand on n’a
pas dormi le jour, ce qui est impossible à bien des
gens, et qu’on a la perspective de voir cette torture
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