
rien mangé depuis vingt-quatre heures, je fus aussi-
v tôt reconnu pour l ’infidèle signalé à la vindicte, publique.
Déjà l’on parlait de me cracher sur la barbe
et de me donner du soulier sur la tète, quand, saisissant
mon bâton d’un air menaçant, j’apostrophai à
mon tour ces braillards en termes aussi violents que
résolus. C’était certainement m’exposer à quelque
mésaventure, mais je n’avais pas le choix des moyens,
et puis je savais que les Persans ont toujours une idée
fixe. S’ils sont battus ou injuriés par quelqu’un qu’ils
ne connaissent point, ils tiennent de suite ce judicieux
raisonnement : Si cet homme me maltraite,
c’est que probablement il en a le droit ; s’il ne l’a pas,
son père, son frère ou son ami doivent l’avoir : donc,
c’est absolument la même chose; taisons-nous, c’est
plus prudent. Ils se laissent invectiver et maltraiter
sans dire mot ; le principal est de leur en
imposer. Tels sont les effets de l’absolutisme. Soit que
mon attitude en imposât à ces butors, soit que, sur
mon affirmation, ils me crussent Géorgien et disposé à
porter mes plaintes, à Téhéran, au ministre de Russie,
ainsi que je les en menaçai, la boutique fut bientôt
vide et je restai face à face avec le kebabdji, qui me
dit alors : « Que veulent-ils donc ces bâtards-là (ha-
ram-zadèhyt pourquoi me troubler dans l’exercice de ’
ma vente? 11 y avait ici quatre consommateurs qui
n’ont dépensé que huit chahis (50 centimes) pour leur
déjeuner, tandis qu’à vous seul vous m’avez fait gagner
vingt-deux chahis. Qu’ont-ils à dire? Veulent-ils donc
ruiner ma maison ces zeher-mar (poison de vipère)?
qu’ils aillent en enfer ! Je suis votre serviteur,
agha, cette boutique est la vôtre, ainsi que tout ce
qu’elle renferme, disposez-en ; que Dieu vous garde
et que votre présence y amène l’abondance.» Dans la
bouche d’un Persan, je savais ce que voulait dire un
pareil compliment, et je m’exécutai de bonne grâce.
Après lui avoir donné un bakhchich (pourboire), je retournai
bien vite au campement. Je devais sans doute
à l’humble costume que j’avais adopté les tribulations
que j’avais à subir depuis mon départ de Bagdad ;
mais s’il ne m’attirait ni prévenances, ni honneurs, il
avait au moins l’avantage de me dispenser de la gêne
à laquelle m’aurait astreint l’habit européen. Sous la
chemise arabe, j’étais libre comme l’air, et si la chance
m’eût donné des compagnons de route autres que
des pèlerins, j’eusse fait un voyage physiquement pénible
sans doute, mais tout à fait exempt des contrariétés
que m’occasionnait le fanatisme. Je pouvais,
sans craindre de compromettre ma dignité, me livrer
à mille petits travaux qui eussent diminué ma considération
si j’avais voyagé sous mes véritables habits;
j’avais la faculté de parler à tout le monde sans m’astreindre
à l’étiquette ; mais le plus grand avantage
que je trouvai à cela fut de pouvoir aller faire moi-
même mes emplettes dans les bazars. Comme la triste
apparence de ma défroque ne pouvait faire espérer
aux marchands la réalisation de gros bénéfices, ils me
fixaient toujours à leur juste valeur le prix des
aliments ou des objets que je voulais acheter. C’est
alors seulement que je m’aperçus de l’immense différence
qu’il y avait entre le poids et le prix des emplettes
faites par moi-même, et ceux des achats faits
i. ' 9