
Cependant ils ne quittèrent point la partie et provoquèrent
un Derviche estropié, auquel j’avais donné un
chahi dans la matinée, à se présenter de nouveau à moi
pour recevoir une deuxième aumône. Je lui offris la
même pièce de monnaie que le matin, mais il la refusa
net, me déclarant ne pouvoir pas accepter moins d’un
sahebkran : mes représentations n’aboutirent qu’à
rendre ses réclamations plus insolentes. Je remis alors
dans ma poche le chahi qu’il venait de refuser, et je
ne fis plus attention à lui ; mais le gaillard, se sentant
soutenu par ses compatriotes, s’entêta à m’imposer
extraordinairement. Pendant une heure, il ne fit que
pousser des cris et des jérémiades : « Voyez, disait-il
aux pèlerins attroupés autour de lui, en se roulant par
terre, et en faisant mille contorsions nerveuses (dad
men ta in kiaffer, ne mi resed, hekk mera nè mi dé-
hed), mes plaintes n’arrivent pas jusqu’à cet infidèle
qui me refuse mon droit. » Il finit par s’exalter tellement
que, prenant un caillou, il s’en frappa rudement
la poitrine en criant: Ya hekk (Dieu juste). Il fut
bientôt tout en sang. Certes j’aurais bien voulu avoir
prévu ce dénoûment au prix du sahebkran refusé
et même de plusieurs, mais, comme tout ce qui est
violence et tyrannie m’irrite au dernier degré, je
ne voulus point paraître avoir cédé, et je continuai à
faire la sourde oreille. Cependant la foule s’était
grossie et me représentait, avec force injures, que
les droits d un Derviche étaient aussi sacrés que ceux
du Châh, parce que l’un et l’autre les tenaient de Dieu,
et que c’était péché de ma part de ne pas le satisfaire.
Je n’en restai pas moins inébranlable, et puis ma
patience était à bout et je voulais une lionne fois, quoi
qu’il dût en résulter , secouer le joug de ces odieux
pèlerins. Depuis plusieurs jours déjà, j’avais dépassé
Téhéran sans être inquiété; mes craintes étaient devenues
moins vives, mais ma haine contre mes compagnons
de route s’était augmentée d’autant. Je sortis
donc hors de la chambre, et je leur dis avec emportement
: « Je n’ai connu aucune nation dans le monde
« aussi vile que la vôtre ; quand il est question de me
« donner de l’eau , de me prêter un plat, vous me
« trouvez infidèle et impur, et me refusez tout; mais
« s’agit-il de fumer mon kalioun après moi, de man-
« ger les restes de mon pilau, alors vous tendez la
« main, canailles, et l’impureté disparaît. Vos mome-
a ries et votre hypocrisie ne m’en imposent point ;
« parce que vous me voyez mal vêtu, vous me croyez
« impuissant à vous réprimer, mais je sais que vous
« mangeriez de l’excrément qui sort du corps de
« l’homme (go-mikhourid). Je ferai brûler les cendres
« de vos pères (pederhayè chouma mi souzounem) et
« je casserai la tête au premier qui viendra de nou-
« veau m’ennuyer. » Cette apostrophe avait calmé
jusqu’aux plus animés, quand, malheureusement, survint
encore mon mauvais génie, le Séyid conducteur
de la caravane : il se fit longuement expliquer les
motifs de la querelle, et naturellement, il me donna
tort sur tous les points. Je ne savais comment tout
cela finirait, lorsqu’arriva le daroga (commissaire de
police) de la ville qui, croyant avoir trouvé l’occasion
de m’infliger une bonne amende à son profit, donna
l’ordre de m’arrêter. On allait le faire assez brutale