
qu’il me fût possible de les réprimander ou de les
rosser comme ils le méritaient. Vingt-cinq siècles
n’ont pas changé les moeurs de ce pays, les eunuques
et les mignons y font la loi comme au temps des
Darius et des Xerxès. J’en ai eu la preuve dans la personne
de Méhémed-Ali, mignon du Sertip, qui, nouveau
Bagoas, voulait me faire le sort d’Orsinès parce
que, comme ce dernier, je n’avais pas cru devoir
lui faire un présent aussi considérable qu’il le désirait.
Le misérable se donnait toutes les peines du
monde pour indisposer le Sertip contre moi. IJn Européen
nouvellement débarqué en Asie se serait certainement
fâché, mais je connaissais trop les hommes
auxquels j’avais affaire pour en agir ainsi : je ménageai
le valet, je caressai le maître, et bien m’en prit,
car sans cela il aurait pu m’arriver quelque vilaine
affaire, semblable à celle dont eut tant à se plaindre,
cinq ans avant moi, le major Eldred Pottinger '.
Je ne pouvais échapper à l’avidité et aux soupçons des
Afghans qu’en me conformant à leurs habitudes et à
la forme de jeur langage. Les Anglais avaient échoué
chez eux parce qu’ils s’y étaient présentés avec cette
roideur, ce ton rogueetcetle sévérité d’étiquette qu’ils
1 Le major Pottinger, malgré, les services qu’il avait rendus
* lors du siège de Hérat, fut traité dans la suite sans égards par
Yar-Méhémed. Dans une certaine circonstance , le Vézir ayant
envoyé son frère p orter un ordre impertinent au major Pottinger,
celui-ci, perdant patience, ordonna à un de ses domestiques de
je te r l’insolent par la fenêtre. Le pauvre serviteur fut pris un
moment après par les ordres de Yar-Méhémed, qui lui fit couper
le poignet. Ce malheureux reçoit encore aujourd’hui une pension
du gouvernement anglais.—Ed.
transportent partout, et qui s’allient peu avec là brusquerie
et le laisser-aller des Asiatiques1. Le Français;
par caractère, est plus liant, et à l’étranger se conforme
plus facilement aux exigences de la situation
dans laquelle il se trouve. Je ne regardais pas comme
inconvenant, par exemple, de manger avec les doigts.
Ma pudeur ne se révoltait pas non plus de la liberté
de langage des Afghans. Enfin, si je ne voulais pas
paraître dominé par eux, au moins je n’avais pas non
plus la prétention de leur faire croire à ma grande
supériorité. C’est en agissant de la sorte qu’on leur
glisse entre les mains, et qu’on échappe aux sinistres
projets qu’ils forment le plus souvent contre les Européens,
pour s’emparer des richesses dont ils les sup-
1 Je pense qu'on peut mieux encore expliquer les circonstances
qui tirent échouer la Mission de Hérat. M. F e rrie r se
trompe en supposant que la plus grande amitié e t les meilleures
relations n’ont pas toujours existé en tre les chefs du Hérat e t les
membres de la Mission, jusqu’à l’époque de notre départ. L’ambassadeur
en tre ten a it un excellent cuisinier, dont les ragoûts
étaient fort appréciés p a r les Afghans à l’heure de leu r repas du
malin. Ils se servaient pour manger des ustensiles dont probablement
Abraham faisait usage de son vivant. Habituellement
nous dînions' seuls ensemble, à l’anglaise,; e t c’était chose prud
ente, si l’on juge de la sobriété des Afghans p a r la description
que fait, quelques lignes plus bas, M. F e rrie r du repas auquel
il assista avec des indigènes. Pendant le Ramazan, ceux-ci ne
venaient plus manger avec nous e t nous demeurions seuls ;
mais alors nous étions honorés de la visite du Serdar Cliir*
Méhémed-Khan, frère du Vézir. Ce prince, pour partager les pri -
vilége^ des voyageurs, allait, à l’époque où le jeûne e std e rigueur,
é tablir sa tente hors des murailles de la ville, afin de pouvoir
prendre ses repas avec nous à l’européenne, avec une fourchette,
une cuillère e t un couteau: les voyageurs, en effet, dans les pavs
musulmans, n’étant pas soumis à l’observation du je û n e .—L.
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