
avalé la première gorgée, je me crus empoisonné ;
le malheureux épicier avait assaisonné son ragoût,
par parties égales, de thé et de graisse rance ; cette
dernière tenait lieu de sucre, mais je me garderai
bien de dire que cela fût à l’avantage du breuvage.
Quel horrible festin ce gaillard-là me fit faire ! Je
fus cependant obligé de dissimuler mon dégoût pour
ce mélange qui, d’après ce que j’ai appris depuis, est
très-estimé dans le Turkestan : montrer que je l’ignorais
et paraître surpris m’aurait de suite fait reconnaître
pour un étranger, ce qui m’aurait singulièrement
compromis aux yeux de la foule qui nous entourait.
Rassemblant donc tout mon courage, je retins
mon souffle le mieux que je pus et j’avalai en frissonnant
la dégoûtante médecine que j ’avais demandée si
mal à propos, mais je n’étais pas au bout, le bourreau
d’épicier ne me fit grâce de rien et me présenta aussitôt
une énorme pincée de la fouille de thé infusée, et
trempée dans la même graisse, qu’il me fallut encore
avaler comme le coup de l’étrier. Quant à Rabi, mon
compagnon, il paraissait éprouver autant de plaisir à
consommer l’abominable liquide que j ’avais ressenti
de dégoût d’être obligé de l’absorber : il prenait son
temps et humait le breuvage par petites gorgées, tandis
que je suais à grosses gouttes par suite de l’effort
que je venais de faire. Mais j’étais, comme disent
les Persans, dans une mauvaise heure, Bed Sahad,
et à ce désagrément se joignit bientôt une crainte
très-vive que provoquèrent les parolqs d’un homme,
portant le bras en écharpe, et causant dans un groupe
de consommateurs établis à côté de nous. 11 avait été
blessé dans un récent combat que les troupes de
Khoulm avaient livré à celles de Kaboul, et ne parlait
que des dangers de la route qui conduit à celte
dernière ville; aussi dissuadait-il un de ses interlocuteurs
de s’y rendre, l’assurant que le moindre risque
qu’il pouvait courir, c’était d’être dépouillé par ses
compatriotes mêmes, qui, une fois en campagne, ne
sont arrêtés par aucun frein. Amis et ennemis, ils
pillent et tuent les uns comme les autres, et font bénéfice
de tout. Rabi, que cette nouvelle intéressait autant
que moi, se mêla à la conversation et voilà ce que nous
apprîmes à notre grand regret. La guerre que se faisaient
Mir-Wali et l’Émir Dost-Mohammed avait commencé
pour la cause la plus futile, quoiqu’on lui donnât
des apparences très-sérieuses. Dost-Mohammed
avait éprouvé un refus très-net de Mir-Wali lorsqu’il
lui avait demandé l’autorisation d’emprunter
son territoire pour aller combattre l’Émir de Bokhara,
contre lequel il avait de grands motifs de plaintes;
et, disait-il, il voulait obtenir par la force ce que
l’amitié n’avait pas voulu lui accorder. Mir-Wali, de
son côté, exposait avec raison qu’.en répondant favorablement
à cette demande, c’était renoncer à ses
États, à sa souveraineté, car il était sûr que les Afghans
ravageraient le pays et s’en empareraient s’ils étaient
en force. Tels étaient les motifs apparents de la guerre,
mais les gens les mieux informés lui attribuaient une
tout autre cause : ils disaient que Dost-Mohammed
avait eu la.main forcée par son fils et Yézir, Méhem-
med-Akbar-Khan, lequel pendant le temps de son exil
à Khoulm, avait pris en affection singulière un
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