(( L'oeil se perdait dans les profondeurs mystérieuses
des bois. Des arbres immenses, réunissant leurs branches
à une gi'ande élévation, formaient au-dessus de nos têtes
une voûte impénétrable do n t le soleil n ’avait pas encore
éclairé la cime et sous laquelle circulait, avec la fraîcheur
du m a lin , une lumière faible et douteuse. De tous côtés
les troncs élancés des palmiers semblaient se dégager avec
peine des liens de fleurs p a r lesquels mille lianes enchevêtrées
les retenaient à la terre, pour aller chercher dans
les airs la vue du ciel et les rayons vivifiants du soleil.
D’autres a rlire s , étouffés dans les étreintes de la liane
affoucbe, disparaissaient entièrement sous ses épais r a meaux.
D’autres en co re, affaissés p a r la vieillesse ou
peut-être renversés par l’orage, m o ntra ient leurs troncs
couchés et blanchis de mousse au milieu des vertes fougères
qui leur servaient de lit. P a rto u t apparaissait une
sorte de confusion h a rmonieuse , une exubérance de
végétation , une ardeur de croître cjui ne permettait pas
aux jeunes plantes d ’attendre que les plus âgées leur eus
sent, en mourant, laissé place à l’air et an soleil. De là,
cette alliance continuelle de la caducité et de la vigueur,
de la mort et de la vie, pressées, foulées, entrelacées ensemble
dans un espace tro p étroit q u ’une main é tra n gère
ne venait jamais éclaircir.
« L’esprit le plus frivole ne saurait échapper aux im-
jiressions graves cjue jiroduit la vue de cette sauvage p ro fusion.
On regarde, on cherche à démêler cjuekjue chose
de distinct dans cette richesse confuse, on se demande
comment le sol suffit à n o u rrir ces innombrables el gigantesques
végétaux , comment ils trouvent l’air q u ’il
leur faut p o u r resjû re r; p ar quelle force ils s’élèventjus-
(ju’au faîte de la forêt, p o u r hume r, ne fût-ce que par uu
seul rameau, ijuekjues rayons de lumière.
« Ainsi serions-nous sans d o u te , si la cbute du p remier
homme n ’eût assigné à chacun de nous le terme si
co u rt de son voyage sur la te rre. Ainsi les nouveau-
nés des humains devraient disputer l ’air e t l’espace à
leurs devanciers dans la vie depuis le commencement
du monde.
« Silencieux et absorbés dans une méditation respectueuse,
nous poursuivions n o tre route à travers l’ombre
éjiaisse de la forêt, cjuand tout à c o u p , au détour du
chemin, une éclatante lumière v in t nous éblouir. Nous
arrivions à un petit plateau défriché depuis peu p o u r
établir une plantation de muscadiers.
« Ce petit plateau fait face au levant. Au moment m ême
oû nous y parvînmes, le soleil se levait d errière les mo n tagnes
d u continent. Son o r b e , encore invisible ¡jour
nous, colorait de reflets embrasés les vapeurs bleuâtres de
l ’horizon, e t sa lumière adoucie p a r ce voile transparent
glissait sur les plaines immenses que nous voyions s’étendre
à nos pieds. L’épais rideau qui jusque-là nous dérobait
la vue de la campagne ne pouvait se lever plus à
propos. Je m ’arrêta i saisi d ’admiration : jamais un si
b rillant spectacle ne s’était offert à moi dans tout le
cours de n otre voyage. En vain j ’essayerais de le pein