fleuve, et nous amarrons l’embarcation avec des bambous sur un fond de
Im,60. Nous passons ainsi la nuit au milieu du courant. Nuit terrible ! Nous
ne pouvons dormir faute de place, pas plus que nos hommes ; les moustiques
nous atteignent par nuées. Nous montons la garde chacun à notre tour;
on fait de même sur la pirogue ancréejderrière.
Il est impossible de s’approcher de nous sans être vu ; au milieu de la
nuit, il est trois heures, des pirogues arrivent en amont ; elles descendent
avec rapidité et passent à côté de nous. Les geps qui les montent, sans nous
voir ou sans en avoir l’air, causent à voix basse; ils n ’ont jamais couru de
plus grand danger dans leur vie. Au premier geste, ils recevaient quinze
balles à bout portant ; tout l’équipage ayant été mis sur pied à leur approche,
nos Kroomen avaient chacun un fusil Snider.
Le matin du septième jour, to u t en reprenant notre voyage, nous tenons
conseil; les vivres manquent, et nous n ’osons plus a tte rrir ; nous sommes
tous malades, notre personnel est exténué. De plus, les fonds diminuent de
plus en plus, e t nous pouvons calculer, d’après leur diminution graduelle,
que nous ne pourrons pas aller bien loin à celte époque de l’année.
Nous ne faisons qu’échouer toute la matinée avec une embarcation qui
cale 68 centimètres. Nous dépassons Oboa, et nous reprenons notre discussion
sur le parti à prendre, quând une circonstance imprévue vient nous
donner une solution immédiate.
A un certain endroit où le fleuve n ’est plus large que de 40 mètres environ,
nous nous échouons sur un banc de sable. Nos Kroomen se mettent à
1 eau, e t pendant qu’ils travaillent à nous dégager, nous voyons {ôut à coup
une quinzaine d’individus armés de fusils qui, sortant de derrière les broussailles
où ils étaient cachés, s ’approchent de nous.
A 1 endroit où nous sommes échoués, il y a à peine 2 pieds d’eau, et nous
nous trouvons à 10 mètres de la rive. Ces gens sont des Dahomiens; il y a
avec eux un cabéçaire. Ils entrent dans l’eau, et, à deux pas, ce dernier
prend la parole :
— Où allez-vous ?
— Nous nous promenons sur le Whémé.
— Qui êtes-vous et d’où venez-vous?
— Français. Nous venons de Porto-Novo.
Pourquoi n ’avez-vous pas demandé au roi la permission de venir ici?
Parce que nous ne savions pas que ce fût nécessaire ; la rive gauche
n ’est pas au Dahomey.
Ce n est pas vrai. Tout est à Dada (le roi). Il faut que vous attendiez
ici le retour du récadaire qui est allé à Dahomey (capitale).
— Mais nous voudrions nous dépêcher, car nous sommes pressés.
— Oh! ce n’est qu’un moment. Le récadaire sera de retour tout à l’heure.
On sait ce que sont les petits moments du Dahomey.
Si nous nous laissons prendre, dis-je à ces messieurs, vous savez
que nous en avons pour deux ou trois mois à être les pensionnaires forcés
de Sa Majesté; on va confisquer l’embarcation, prendre les gens de
Porto-Novo et les Kroomen, qui sont perdus, les malheureux, et nous conduire
à la capitale. Vous avez vos occupations qui vous réclament à Porto*
Novo ; quant à moi, jê ne tiens nüllërherit à être fait prisdnfiiêr. Si voü§
m’en croyez, nous allons brûler la politesse à ces gens-là; mais faisons
vite.
— Nous n ’avons pas d’autre p arti à prendre, dit M. Siciliano. Continuer
le voyage est impossible dans les conditions où nous sommes ; d’ailleurs,
les eaux sont trop .basses pour aller plus loin. Filons, mais adroitement,
sans quoi nous nous faisons prendre.
— Laissez-nous sortir l’embarcation du sable, dit M. Siciliano au cabéçaire,
pour pouvoir débarquer.
J’explique en anglais aux Kroomen ce qu’ils ont à faire : to u rn e r l’embarcation
de façon à faire face à la direction d’Affamé, et re n tre r dedans
prendre leurs places e t leurs pagaies ; les deux premiers maintiendront
l’embarcation avec un bambou, afin qu’on nous croie toujours échoués,
jusqu’au signal donné. Il y va de leur liberté, de leur vie peut-être, et les
braves gens sont vite prêts.
Pendant ce temps, M. Maignot prend le gouvernail sans en avoir l’air, et
je lui mets sous les yeux ma carte, où les bancs que nous avons rencontrés
sont signalés. Je crie au moulèque qui est su r la pirogue de virer de bord
et de descendre le plus vite qu’il peut dès qu’il nous verra en faire autant,
et il communique mes ordres à voix basse aux canotiers.
Les Dahomiens, se méfiant de quelque chose, avancent u n peu e t mettent
(quelques-uns d’entre eux) la main sur le bordage.
— Prenez votre fusil, dis-je à M. Siciliano, et quand je crierai : En avant!
couchons en joue ces gaillards-là.
— Je leur brûlerai plutôt la cervelle que de me laisser prendre, dit-il.
— J’en ferai au tan t au premier mouvement, répondis-je. Allons !
Nous mettons la main sur nos armes et j’envoie aux Kroomen un go on
retentissant, tandis que je couche en joue l’individu qui tien t' le bordage
en face de moi et que M. Siciliano en fait autant.
Au même instant, les douze Kroomen enfoncent leurs pagaies dans l’eau
avec une force inouïe; l’embarcation, aidée p a r le courant, fait un bond en
avant, et elle échappe aux mains des Dahomiens, qui reculent à l’aspect de
nos canons de fusil.
Avant qu’ils soient revenus de leur étonnement, nous sommes à 30 mètres ;
avant qu’ils se mettent à courir su r la rive, nous sommes hors de portée.
Tout notre personnel, qui a encore plus peur que nous de tomber entre les
mains du Dahomey, pagaye ou pousse avec une activité indescriptible.
Nous descendons ainsi pendant toute la soirée e t une partie de la nuit.
Nous nous arrêtons le soir, à. 11 heures et demie, sur un banc de sable près
de Lantonou, sur la rive gauche; aidés par le courant e t le zèle de nos
hommes, nous venons de faire 50 milles.
Nous voici de nouveau dans le royaume de Porto-Novo, où nous n ’avons
plus rien à craindre du côté de la rive gauche.
Le lendemain, nous nous arrêtons à Gamban, où nous passons un traité
avec le chef, et nous partons en laissant derrière nous un pavillon français
de plus.
Le soir même, nous campons à Tocouli, où nous nous faisons un nouvel
allié, et nous faisons l’exploration de l’embranchement ouest du Whémé le
lendemain et le surlendemain.