Lorsque le roi veut fermer un comptoir européen tout à fait rigoureusement,
il n ’a qu’à faire mettre la paille devant la porte, et
la factorerie est mise en quarantaine; personne ne s’en approche.
Les Européens ne verront plus ni serviteurs, ni ouvriers, ni marchands;
ils devront se mettre eux-mêmes en quête de nourriture,
s’ils ne veulent pas mourir de faim, et leur situation durera jusqu’à
ce que le roi en décide autrement.
Il existe au Dahomey une classe méprisable d’individus qui est
toute acquise au gouvernement et qui lui sert d’intermédiaire avec
les Européens, nous voulons parler des interprètes. La plupart
d’entre eux sont des élèves de la mission catholique. Ils ont joué
leur rôle hypocrite de faux convertis afin que les missionnaires
leur apprennent à lire et à écrire, et leur donnent une petite éducation
; ils n’ont jamais, cessé d’être dévoués aux autorités indigènes,
et tant qu’ils ont vécu avec les missionnaires, les agorigans
ont toujours été mis au courant de ce qui se passait à la mission.
Le jour où ils en savent assez pour ce qu’ils veulent faire, ils quittent
les pères sans remords et se font admettre chez les Européens
en qualité d’interprètes ou d’employés. Ils portent un costume
européen et s’intitulent yévos (blancs). Presque tous sont d’origine
brésilienne par le nom, indigènes par la couleur, la famille et les
moeurs.
On a vu quelques-uns des beaux échantillons de ce genre
d’individus, lors de l’expédition française, alors que trois ou quatre
d’entre eux, les Gandido Rodriguez, les Feliciano da Souza, Geor-
gio da Souza, levaient le masque et faisaient arrêter par trahison
des Européens et même des missionnaires qui les avaient élevés.
L’interprète, au Dahomey, est un homme indispensable ; les
autorités ne veulent pas avoir de rapports directs avec les blancs,
quand même ils parleraient la langue à la perfection. C’est le cérémonial
établi. Puis, les Européens n’entendent pas, ou du moins
ne se prêtent pas à la façon dont a lieu la palabre indigène ; ils
vont droit au but, s’échauffent souvent devant l’hypocrisie et les
faux-fuyants du Dahomien, et les mots vifs doivent être bannis de
ces entretiens. Il faut du calme, de la résignation même, une patience
à toute épreuve, et il vaut mieux avoir un intermédiaire.
L’interprète atténue la vivacité des altercations, il modifie aussi
les termes à sa convenance, qe dit que ce qu’un sujet du roi peut
dire à un agorigan, et, de fait, il n’y a jamais une explication complète
entre les Européens et les autorités,
L ’i n t e r p r è t e a s o u v e n t l ’im p u d e n c e d e c h a n g e r t o t a l e m e n t l e
s e n s d e s p h r a s e s , c e q u i f a i t q u ’o n d é c o u v r e , s u r l e v i s a g e d e s e s
i n t e r l o c u t e u r s , u n e e x p r e s s i o n t o u t a u t r e q u e c e l l e q u ’o n y a t t e n d
a i t . N o u s a v o n s e n t e n d u u n c h e f d e c o m p t o i r , e x a s p é r é p a r l e s
p e r s é c u t i o n s d e l a g o r e , f a i r e s i g n i f i e r a u x a g o r i g a n s , à l e u r t r o i s
i è m e v i s i t e d a n s l a m ê m e j o u r n é e , d'avoir à le laisser tranquille
( e n f e rm e s e n c o r e p l u s é n e r g i q u e s ) , et de sortir immédiatement
de la factorerie s'ils ne voulaient ■pas qu'il les y forçât lui-même
à coups de pied.
A notre grande stupéfaction, nous entendîmes l’interprète traduire
la phrase en demandant aux agorigans des nouvelles de leur
santé, en leur transmettant les salutations du blanc et en ajoutant
qu'il n'oubliait pas le cadeau qu’il leur avait promis, ce qui jurait
considérablement avec l’attitude irritée de l’Européen.
Les autorités prirent un visage souriant et narquois, pour augmenter
son exaspération, qu’elles comprenaient à merveille quoiqu’il
ne leur ait été rien dit à ce sujet, et leur visite dura, cette
fois, bien plus longtemps que d’habitude.
L’Européen est non seulement à la merci des autorités, mais
encore des interprètes ; il doit compter avec eux, car ils sont aussi
bien capables d’envenimer un différend que d’en pallier les suites ;
ils forment, avec les moulèques (domestiques) et les gens travaillant
autour d’eux, les mailles de ce réseau de surveillance qui les
entoure de tous côtés.
Au retour de l’expédition annuelle, le roi envoie annoncer aux
blancs la dernière victoire qu’il vient de remporter; cela avec forcp
exagérations et en donnant le caractère d’une bataille ou d’une
guerre sanglante à ce qui n’est, la plupart du temps, qu’une expédition
victorieuse de pillards nocturnes. Même en cas de défaite,
il annonce toujours une victoire ; pour cette cérémonie, il envoie
son bâton.
Le bâton du roi (car il en a une quantité) est généralement une
hache, insigne du Dahomey, en argent massif ciselé ; c’est celui
que M. le lieutenant gouverneur Bayol reçut à Kotonou, en novembre
1889, comme escorte et passeport pour son voyage à Abomey.
Le bâton, chaque fois que le roi a un récade (message) à donner
concernant les détails du gouvernement, reste à la gore ; on y
appelle les Européens et ils viennent entendre, la tète découverte
et tenant le bâton sur leurs deux mains, selon l’usage, ce que dit
le récadaire (messager) royal.