dans u n calme apparent ; quelques canons de fusil dépassent légèrement
les têtes.
Un 'vieillard, le chef sans doute, s ’avance avec deux ou trois individus
su r le promontoire le plus avancé, et au moment où nous arrivons à sa
hauteur, il nous fait signe de venir, en nous disant qu’il veut nous parler.
Nous arrêtons, et après une courte explication où nous le mettons au
courant de nos intentions tout à fait pacifiques, il nous prie de nous a rrê te r
u n moment dans son village. Nous déjeunons à Quéti-Sota, entourés à distance
d’une foule qui nous examine curieusement.
Notre façon de manger avec des fourchettes les comble d’étonnement.
Les assiettes, les ustensiles de cuisine sont pour eux autant de curiosités.
Nous échangeons avec le chef quelques cadeaux ; il nous offre un porc e t
des poules, en reto u r de quelques gallons de tafia et un peu de poudre.
Nous nous quittons excellents amis.
A Dahouémê, où le bruit de notre arrivée s’est déjà répandu, après nous
avoir demandé en vain de nous a rrê te r, on nous fait payer quelque chose
pour le fétiche, dont le temple est un peu plus loin. Nous voyons, en effet,
la petite cabane en paille qui abrite Elegbâ apparaissant derrière un buisso
n , à moitié couverte de feuillage mêlé de campanules et de mimosées.
Les fonds diminuent sensiblement; nous échouons, de temps en temps,
su r des bancs de sable ou des passages à gué; le fleuve conserve sa la rgeur
; quelques saillies de bancs de sable forment des îlots qui tracen t dans
le courant un sillage profond.
Soudain les yeux de nos Kroomen brillent, et ils se retournent vers nous
comme pour demander notre intervention ; ils aperçoivent sur un banc des
c rocodiles1 qui dorment au soleil, la gueule en tr’ouverte. La chair de ce
reptile e st le mets qu’ils recherchent le plus ; aussi, pour les récompenser,
car ils font une dure besogne, je me prépare à capturer un de ces
monstres.
Nous avançons lentement ; les pagaies ne font plus aucun b ru it ; les hommes
les remuent sous l’eau sans les en sortir.
Le crocodile a l’oreille fine quoique endormi, et la moindre chose suffit à
l ’éveiller; on le voit alors fermer la gueule, ramener sous lui ses quatre
pattes de façon à s’élancer dans l’eau si l’ennemi approche.
Ce grand saurien a la vie trè s du re; il faut le tu e r sur le coup pour s’en
emparer, autrement il va mourir dans l’eau des suites de ses blessures, quelquefois
plusieurs jo u rs après, entraîné p a r le courant à plusieurs milles de
l’endroit où il est mort.
11 y a deux points où la balle cause sa mort instantanée : l’oeil et le cou,
pris en oblique à la naissance de l’épaule, dans la direction du coeur. S’il
est touché à ces endroits, le monstre est paralysé; il n ’a plus l’instinct,
malgré sa grande vitalité, de se je te r à l’eau ni de faire un pas dans cette
direction; c’est fort heureux pour le chasseur, car le crocodile se voit généralement
tout à fait sur le bord de l’eau, où une dernière convulsion suffira
it à le faire tomber. Il ne faut jamais tire r su r le crocodile lorsqu’il est'
1. Nous continuons à appeler ainsi ces crocodiliens, mais sous la restriction
signalée à la faune, lorsque nous parlons de cet animal. Voir page 89.
dans l’eau ; d’abord, il ne signale sa présence à la surface que p a r son
front terminé p a r deux yeux saillants, e t dix centimètres plus loin son nez,
dont on aperçoit le bourrelet ; on ne voit rien d’autre. Il est toujours en
mouvement et disparaît au premier objet suspect qu’il voit. Si on le tu e , il
va au fond, et il faut une pirogue armée de harponneurs dressés spécialement
à cette chasse pour l’empêcher de s’en aller à la dérive ou de dispara
ître dans la vase. . _
Le meilleur et le seul moyen est donc d’attendre qu il soit à te rre où il
vient dormir aux heures les plus chaudes de la journée, pour se reposer
de ses chasses nocturnes. Quand il est éveillé brusquement, il se je tte dans
l’eau avant d’être assez à portée pour qu’on puisse tire r sur lui avec p récision.
C’est à deux heures que nous voyons les crocodiles ; ils semblent profondément
endormis. La chaleur est étouffante ; pas un souffle de brise n agite
les arbres, pas un bruit ne vient troubler le calme qui règne partout. Chaque
seconde diminue la distance qui nous sépare des immenses reptiles ; on commence
à distinguer leurs écailles qui reluisent au soleil. Ils sont trois.
Aecroupi à l’avant de l’embarcation, je retiens mon souffle, inconsciemment,
p a r une vieille habitude; nous sommes à plus de 120 mètres du banc de
sable. Tant que nous ne faisons aucun bruit, nous pouvons avancer sans
crainte de les voir nous échapper; à 80 mètres, je lève lentement ma carabine,
attendant le moment propice. On distingue les parties du corps,
à 60 mètres,les détails de la tête commencent à se dessiner; à 50 mè tres,je
fais a rrê te r une seconde l’embarcation afin de supprimer toute oscillation,
et pendant qu’elle redescend le fil de l’eau, je fais feu après une seconde
d ’immobilité.
Maintenant, toute précaution est inutile; les Kroomen font voler 1 embarcation
pour arriver près de l’îlot le plus vite possible. Ma bonne chance m a
favorisé, j ’avais choisi le plus grand. Dès que la fumée est dissipée, nous le
voyons dans la même position qu’il occupait auparavant; il semble endormi,
avec cette seule différence que, cette fois, il a la gueule fermée; de son cou
s’échappe un petit je t de sang qui colore le sable d’une teinte pourprée ;
l’oeil est ouvert, fixe, vitreux, il est mort.
Les Kroomen sautent à te rre e t entonnent un chant de leur pays, sauvage
mélodie qui me rappelle d’autres circonstances semblables, alors que je
chassais passionnément au crocodile. Ils sont tout en jo ie ; ils se précipitent
su r l’animal, le retournent, le garrottent, quoiqu’il eût cessé de vivre, et
dansent tout autour. Ils ont l’air de cannibales qui se préparent à un rep a s ;
on met le crocodile dans la pirogue à provisions ; il y aura grande fête ce
soir pour nos canotiers.
Nous arrivons devant Ouazoumé, où l’attitude hostile des habitants n e st
pas faite pour nous inspirer de la confiance. On nous fait signe d’a rrê te r,
selon la coutume; des gens courent de droite e t de gauche, quelques-uns
entrent dans des pirogues pour se mettre à notre poursuite dans le cas où
nous chercherions à nous dérober.
Nous sommes trè s perplexes : va-t-on nous empêcher de passer ou nous
attaquer ?
« Prenons-le gaiement, dis-je tout à coup à mes compagnons de voyage.