fatigue. Cette situation a un avantage pour le moment : c’est que nous
n ’avons pas grande envie de nourriture, et que cela s’accorde très bien avec
la situation de notre garde-manger.
Nous ne consommons que du sulfate de quinine.
A quelques milles d’Allioui, nous nous trouvons de nouveau devant deux
bras du fleuve ; il n ’y a personne pour nous renseigner, et il se produit ce qui
arrive toujours en pareille occasion, nous prenons précisément le mauvais
chemin. Nous ne nous en apercevons qu’une heure après en arrivant dans
un cul-de-sac, fort joli endroit cependant, bordé d’arbres se reflétant dans
une eau tjanquille. Le manque de courant, qui ne s’est produit que vers la
fin, nous a fait supposer que nous faisions fausse- route, mais nous avons
voulu voir où conduisait ce bras.
Le promontoire ou cap, que nous nommons la pointe Siciliano et qui divise
le Whémé en deux bras, est une jolie presqu’île couverte de végétation
et de crocodiles. Nous ne sommes nullement disposés à la chasse. C’est à
grand’peine que je me tiens en ce moment au gouvernail ; la tête me tourne,
et je souffre beaucoup de l’estomac. M. Siciliano roule en ce moment une
cigarette de quinine avec cette réflexion amère « que le climat de Nice vaut
infiniment mieux pour la santé que celui de la côte de Guinée », etM. Mai-
gnot, assis au fond de la baleinière, a la tête appuyée sur mes genoux, dans
un é ta t de prostration complète.
Les Kroomen sont fatigués ; ils pagayent neuf heures p a r jo u r contre le
courant, et ils ne trouvent jamais de repos la nuit, comme nous d ’ailleurs,
à cause des moustiques. Les braves gens murmurent un peu, mais ils vont
quand même de l’avant.
A Fuïssa, nouvelles palabres pour passer ; l’accordéon reste dans son étui,
personne n ’a envie de chanter.
A Dévicamey, Gobaïa, Batissa, Afouli, Huïssa, Grondai, Haloueamey, nous
nous apercevons que les populations sont de plus en plus hostiles ; dans ce
dernier village, on veut nous empêcher de passer, mais nous avons l’air de
ne pas voir, ni d’entendre. On n ’ose pas se mettre à notre poursuite.
C’est le Dahomey; la façon d e.porter le pagne, le langage, tout l’indique
En vue d’Oumkpakpa, à un endroit que nous appelons la pointe aux Mouches,
parce que des- m illiers de ces insectes nous couvrent littéralement, nous
arrêtons un moment-pour laisser manger les hommes.
Nous nous sommes réfugiés sous un magasin à maïs, entre les pilotis qui
le supportent, seul endroit où il y ait un peu d’ombre, à 100 mètres à
la ronde.
J ’essaie de manger un poisson sec, mais mon estomac se refuse à toute
nourriture. M. Maignot sommeille. Deux ou trois individus viennent du village
et s’arrê ten t à quelques pas de nous.
Je crois entendre à ce moment le tonnerre dans le lointain, à intervalles
réguliers.Mais le ciel est découvert de parto u t; pas un nuage même à l ’horizon.
Le soleil brille, beaucoup trop même, à notre gré; lé bruit lointain
continue. M. Siciliano écoute comme moi, on dirait le canon, Nous nous
1. Nous devons faire remarquer qu’avant cette époque personne ne connaissait
la direction du fleuve, et par conséquent où étaient les limites est du Dahomey.
décidons à demander aux indigènes qui sont là des informations à ce sujet,
et ils nous répondent que le bruit vient d’Abomey : ce sont les grands
fusils du roi, disent-ils.
En effet, les coups sont régulièrement espacés ; ils cessent pendant un
instant, puis recommencent. Je compte h u it minutes entre deux salves de
dix coups; de soixante-cinq à cent dix secondes entre les coups, puis un
a rrê t de quinze minutes, puis dix-huit coups, puis plus r ie n 1.
La brise du sud-ouest, qui souffle toujours sur la côte, était assez forte ce
jour-là. Je calculai, par déduction, que la capitale du Dahomey se trouvait
à environ 3 ou 4 milles au sud du point où nous étions comme latitude,
et à une distance d’une quinzaine de milles à l’ouest, vu les pièces qu’il possède,
la façon dont il les charge et la force du vent. Mes calculs, plus ta rd
établis sur des données astronomiques, vinrent, à peu de différences près,
à l’appui de mon dire.
Comme je l’ai dit plus haut, nous nous étions aperçus que nous n ’étions
plus chez les populations duWhémé ; nous étions tout à fait dans le Dahomey,
à quelques milles de la capitale.
Les gens restaient sourds à nos propositions de protection ; ils refusaient
énergiquement, comme de juste. N’ayant pas le pouvoir de nous empêcher
eux-mêmes de passer, ils avaient certainement prévenu, à la capitale, de
notre présence en cet endroit. Nous fîmes toutes ces réflexions en continuant
notre route.
En arrivant à Affamé, les gens nous font signe de venir ; il faut d’ailleurs
que nous achetions des vivres ; mais nous avons à entamer des palabres sans
fin. « Comme cela' sent le Dahomey ! » dit M. Siciliano.
Si Ton réfléchit que nous étions les premiers Européens qu’on ait jamais
aperçus dans la région, que notre embarcation était chose nouvelle dans le
fleuve, qu’il était défendu de quitter les villes du littoral pour se rendre dans
l’intérieur sans l’autorisation du roi, on se rendra compte de (’étonnement
qui nous accueillit partout sur notre passage. Notre personnel, la route que
nous suivions, nous rendaient à peu près indépendants, sans quoi nous ne
fussions pas arrivés à mi-chemin.
Lorsque nous commençâmes notre exploration, nous ignorions absolument
si le Wbémé nous conduirait au Dahomey ou à Abéokouta ; la délimitation
qui comprenait les rives du Whémé pour Porto-Novo et le Dahomey,
n’allait que là où Ton avait remonté le fleuve, à peine à. quelques milles. Le
reste ne serait défini qu’à mon retour.
Nous étions alors à 92 milles environ de Porto-Novo, et au milieu d’un
pays “, sinon ennemi, du moins plein de persécutions pour les Européens.
A Haï, des gens ont l’air de nous suivre sur la plage, attendant que nous
débarquions ; il y en a sur les deux rives.
Nous voulons éviter un conflit, et le soir nous nous arrêtons au milieu du
1. Nous sûmes plus tard que le roi recevait, à cette même date, la mission portugaise
envoyée à Abomey, par le gouvernement de Lisbonne. (Voir chap. Ior,
p. 43.).
2. Nous disons au milieu, parce que le Dahomey revendique au nord du Whémé,
à hauteur d’Abomey, un grand territoire sur la rive gauche, habité et peuplé par
des sujets dahomiens; ce territoire n’est d’ailleurs à personne.