Le roi prononce quelques mots et jette encore des cauris pendant
qu’on enlève les cadavres des animaux qu’on traîne hors de la
place.
On bat ensuite le gongon et tout rentre dans le silence et l’immobilité.
Après les animaux, le tour des hommes est arrivé.
Les malheureux destinés au sacrifice sont placés les uns à côté
des autres sur le rebord de l’estrade, c’est-à-dire à quelques pas
du roi. Ces infortunés sont plus morts que vifs ; quoique mis au
courant du sort qui les attend, ils ne peuvent s’empêcher, par un
sentiment naturel à l’homme, de conserver jusqu’à la dernière
minute une lueur d’espoir. En ce moment, ils sont bien près de
l’éternité; chacun d’eux doit avoir d’amères pensées.
Il dormait paisiblement dans sa case, quand, une nuit, il fut surpris,
garrotté, arraché brusquement aux siens, à son village.
Emmené prisonnier, il fit d’abord une dure détention ; aujourd’hui,
ses ennemis vont le tuer, il ne reverra plus ceux qu’il a connus ou
aimés, il va mourir. Pourquoi? Pour qui ? Qu’a-t-il fait ? Quel crime
a-t-il commis ? Et cette angoisse se lit sur sa physionomie ; il est
blême, de cette pâleur du nègre qui lui éclaircit le teint, lui blanchit
les lèvres lorsqu’il a cessé de vivre. Le souverain est là, il
peut, d’un mot, le rendre à la liberté, au bonheur. Ce mot, il ne
le dit pas.
Les Européens, quand il y en avait à ces cérémonies, intervenaient
en ce moment ; ils suppliaient le roi d’accorder leur grâce
à ces malheureux. Quelquefois, le monarque, bien disposé, accédait
à leur désir, du moins en partie ; il leur accordait la vie et le
rachat d’un ou deux prisonniers. Jamais de tous *.
D’autres fois, un des prisonniers, mieux inspiré que les autres,
demande lui-même d’une voix tremblante sa grâce au souverain,
et il s’est produit des exemples où ce dernier la lui a
accordée.
Dès que les victimes sont placées sur l’estrade, le roi s’adresse
à l’une d’elles d’une voix claire et intelligible, de façon qu’une
Le tra it suivant, à ce sujet, peint bien le manque de sentiments du
noir. Smith raconte qu’il rendit la liberté à deux prisonniers le jour de la
fête de l’Estrade, les nourrit et les soigna plusieurs jours ; il ajoute qu’il
n ’aperçut jamais sur leur visage la moindre expression de reconnaissance ; '
lorsque, après les avoir remis en bonne san té , il les congédia et leur
donna les moyens de se rendre dans leur pays, ils s’éloignèrent aussitôt
sans un mot, sans un regard de remerciement.
partie de l’assistance entende ce qu’il dit; il parle au milieu d’un
silence général. Tous sont muets de respect : c’est le message aux
rois défunts.
« Tu vas voir tous mes ancêtres dans l’autre vie, dit-il; tu chercheras
mon honoré père ; tu te prosterneras devant lui pour moi
et en mon nom ; tu te couvriras la tête de terre. Tu lui diras que je
t’envoie, cette année, lui porter des nouvelles de ce qui se passe
ici. Dis-lui que son fils le vénère, l’admire toujours; qu’il se souvient
avec orgueil de ses grandes victoires, de ses triomphes
éclatants, des conseils qu’il lui a donnés et des leçons qu’il a
reçues.
« Dis-lui que son fils respectueux s’informe de sa santé, que lui
et tout son peuple le regrettent, et qu’ils espèrent le voir heureux
dans l’autre vie.
« Annonce-lui la dernière victoire, les nombreux prisonniers et
l’immense butin qui ont été rapportés, et combien de têtes ornèrent,
au retour, les rues de la capitale.
« Fais-lui savoir que tout prospère dans son royaume, et que
son fils fera respecter, tant qu’il vivra, le prestige et la gloire du
Dahomey.
« As-tu compris ?
« Va, que Dieu et le fétiche t’accompagnent ! Voilà les cauris et
le tafia nécessaires au voyage. Va ! »
Et le roi touche en même temps le malheureux émissaire du
bout du doigt ; c’est le signal de son départ pour l’éternité. Il est
culbuté et précipité au bas de l’estrade, où, sans être revenu de
l’étourdissement causé par la chute qui a lieu le plus souvent sur
la tête, il est saisi et décapité d’un seul coup au-dessus du grand
bassin de cuivre destiné à recueillir son sang. La tête est mise au
pied de l’estrade.
Le départ du second émissaire est moins compliqué. Le roi lui
demande s’il a entendu le message donné à son camarade, et il le
fait partir aussitôt. Les autres le suivent à courte distance ; il faut
d ailleurs qu ils fassent le voyage ensemble. Le sang inonde les
pieds de 1 estrade, le bassin, renversé plusieurs fois dans une des
dernières convulsions des victimes, se remplit toujours, les premiers
spectateurs sont éclaboussés, le bourreau, son arme, ses
aides, ses cadavres, tout est rouge ! Du sang, du sang partout ;
c’est une boucherie! Lorsque la dernière victime a succombé, les
corps sont arrachés des côcôs, traînés loin de la ville et enterrés