
la prier de se retirer. L ’infortunée, voyant que son mari ne lui donnoit
pas, selon son usage, le baiser d’adieu, lui demanda s’il étoit fâché contre
elle, et s’il avoit le moindre soupçon sur son innocence? Non, répondit-il,
je ne t’en veux pas. Tu aurois cependant mieux fait de me découvrir
plutôt les vues du lieutenant, nous serions à présent au-delà des frontières.
Aujourd’hui cela n’est pas possible, à moins de courir de grands
risques comme déserteur ; car je gagerois que d’ici à demain on me
retirera ma passe. Elle est déjà retirée, reprit la femme en fondant en
larmes. A trois heures et demie le sergent est venu me la demander, en
me disant qu’on alloit toutes les échanger contre des passes nouvelles,
afin de rendre les contrefactions plus difficiles. Que Dieu nous soit en
aide, ditProhaska! Il saisit sa femme, l’embrassa avec transport, et la
laissa aller. Cette malheureuse femme rapporta toutes ces particularités
à ses amis, qui en firent la déposition lors de la procédure, et dont Prohaska
reconnut l’exactitude.
«Le lendemain, c’étoit un vendredi, Prohaska revint de la garde. Il
trouva la table mise, s’assit avec une tranquillité simulée et mangea. Un
soldat qui logeoit avec lui déclara au procès que cet homme avoit toujours
été un mari très-doux et un père attentif, mais que jamais ces deux
qualités ne s’étoient plus vivement manifestées que depuis ce vendredi
jusqu’au moment funeste où, abandonné de son bon ange, déçu par une
piété erronée, et extrêmement affoibli au physique et au moral, il succomba.
Le samedi, Prohaska travailla toute la matinée. Après le dîner ,
pendant lequel la conversation n’avoit nullement roulé sur ce qui le châ-
grinoit, il dit à demi-voix à sa femme : Il est inutile de .^ plaindre. Un
soldat de la compagnie du major W w a aujourd’hui porté des plaintes
contre un officier; il avait raison, et cela n’a pas empêché qu’on ne lui
ait donné quatre-vingts coups de baguette sur le dos, couvert simplement
de sa chemise : je le vois bien, la vie de soldat est affreuse; désormais
je souffrirai en l’honneur de Dieu ; lui - même a souffert, et cela
pourra m’être imputé à mérite ; je ferai en sorte d’avoir dans le ciel des
intercesseurs qui prieront pour moi, afin qu’après ma mort je ne reste
pas trop long-temps en purgatoire. Je veux pardonner à celui qui m’a
offensé, fais-en autant. Demain nous nous confesserons et nous communierons
, afin que le pain céleste donne plus de force à notre résolution
et que je ne maudisse pas le scélérat. Il vouloit sans doute parler du premier
lieutenant, et il nen dit pas davantage. Les deux époux se confessèrent
et communièrent. D après toutes les apparences, le calme étoit
rétabli. Prohaska, à son dîner, se fit apporter du vin, afin , disoit-il, de
se régalei un peu. Lorsqu il se leva de table, il restoit encore un peu de
vin; il le donna à l’autre soldat, en lui disant : Bois, camarade; et si jamais
je t’ai fait de la peine, pardonne-le-moi. Sa femme lui demanda s’il
prendroit du café. Prohaska là remercia, et lui proposa d’aller faire un
tour de promenade. La malheureuse femme y consentit avec plaisir, ne
soupçonnant pas qu’elle alloit à la mort. Ils emmenèrent le plus jeune de
leurs enfans, et laissèrent l’aîné à la garde de leurs amis. Les deux époux
traversèrent la ville, la femme portant l’enfant dans ses bras.
« Prohaska, sous prétexte de se mettre à l’abri du soleil, conduisit sa
femme sous les saules plantés le long des glacis de la citadelle. S’étant
assis près d’un endroit appelé l’étang aux souris, Prohaska fit souvenir
sa femme de donner à téter à son enfant, qui ne tarda pas à s’endormir.
Elle le posa sur l’herbe, et le couvrit d’un mouchoir. Alors Prohaska ,
tout entier a 1 idée de tuer sa femme, l’embrassa, la serra avec transport,
lui donna un baiser, et lui demanda si, en conscience, elle avoit, ce jour là,
fait 1 aveu de tous ses péchés sans exception ;• si elle en avoit ressenti une
contrition véritable, et si elle avoit reçu une absolution générale. Elfe
répondit par l’affirmative à toutes ces questions. Il la serra encore une
fois de son bras gauche ; et pendant qu’ils se prodiguoient mutuellement
les plus tendres caresses, il lui donna de la main droite un coup
de couteau qui lui perça le coeur. Il laissa doucement glisser sur l’herbe
sa femme, qu’il venoit de sacrifier dans son délire religieux; et comme
des mouvemens convulsifs sembloient encore décéler en elle quelque
reste de vie, craignant qu’elle n’éprouvât des souffrances bien douloureuses
, il voulut y mettre un terme, et lui coupa la gorge. Il se contenta