
toutes les qualités morales et toutes les facultés intellectuelles devroient
être troublées en même temps, si leur manifestation dépendoit dun
seul organe. Voyons ce que l’expérience nous apprend à cet egard.
Au moment où un homme vouloit s’asseoir, on lui retira la chaise.
La commotion qu'il éprouva lui fit perdre complètement la mémoire
des noms. A Paris, un chirurgien en chef se trouva dans le même état
après une fièvre nerveuse. Eroussonnet, après une chute, perdit la mémoire
des substantifs.
La diminution graduelle des facultés, occasionnée par l’âge, confirme
encore cette abolition successive d’une faculté après l’autre. Cette circonstance
doit nous frapper d’autant plus, que quelquefois, dans l’âge
le plus avancé, certaines facultés conservent toute leur énergie, tandis
que le vieillard est en démence relativement à toutes les autres. Le
fameux Lagny, an lit de la mort, ne reconnoissoit déjà plus personne,
lorsque Maupertuis lui demanda : Quel est le carré de douze?Cent quarante
quatre, répondit Lagny, sans hésiter. Un octogénaire de ma con-
noissance qui s’est distingué toute sa vie par un esprit très-caustique,
a maintenant perdu tout-à-fait la mémoire, et se trouve dans un état
absolu de démence, mais à chaque occasion, il fait preuve encore, par
des sarcasmes, de son talent naturel. Qui ne connoît des exemples
semblables dans les biographies de plusieurs hommes distingués? Et
l’on remarquera toujours que ce sont précisément les qualités ou les
facultés qui étoient les plus saillantes dans l’âge de la force,qui conservent
le plus d’éneigie dans la décrépitude.
Rien n'est plus commun que les cas où, par suite de blessures, de
poisons, ou d’une fièvre ardente, une qualité ou une faculté se développe
dans une personne à un degré auquel elle ne s’étoit jamais
manifestée dans l’état de santé. J’ai déjà cité , ailleurs, l’exemple d’un
garçon qui, après avoir reçu une blessure à la partie latérale delà tête,
fut dominé par un penchant incorrigible pour le vol. J’ai connu un
jeune médecin qui avoit la malheureuse habitude de boire., et qui
toutes les fois qu’il étoit ivre, improvisoit des discours latins aussi remarquables
par la fiuesse des idées que par la pureté du langage. Une
couturière qui, dans l’état de santé, n’avoit jamais songé à faire des vers,,
devint poète dans un accès de fièyre '. Une dame, qui ne chantoit presque
jamais, étant tombée dans la manie à la suite de couches, chanta
sans interruption pendant plusieurs jours. Le Tasse faisoit ses plus beaux
vers pendant ses accès de manie ; et M. Pinel, d’après le docteur Perfect,
cite l’exemple d’une jeune personne d’une constitution très-délicate
et sujette à des affections nerveuses, qui, étant devenue aliénée, s’expri-
moit pendant son délire, avec facilité en vers anglois très-harmonieux
, quoi qu’elle n’eùt montré antérieurement aucune sorte de
disposition pour la poésie ”. « Chez un autre aliéné, les idées et lès sen-
timens qui se rattachent à l ’orgueil, avoient acquis une exaltation extraordinaire
; durant ses accès, il se croyoit le prophète Mahomet: il
prenoit alors l’attitude du commandement, et le ton du Très-Haut; ses
traits étoient rayonnans , et sa démarche pleine de majesté, etc.3
« Plusieurs qui dans l’état de santé ou dans leurs momens lucides sont
des modèles d’une probité austère, pendant leurs accès ne peuvent
s’empêcher de voler et de faire des tours de filouterie4 ». « Un homme,
d’un caractère naturellement pacifique et doux, semble inspiré par le
démon de la malice , durant ses accès, etc. *». -
Tout le monde connoît cette espèce d’aliénation, dans laquelle les
malades ne sont aliénés que relativement à un seul objet, et raisonnables
pour tout le reste. Je me contenterai d’en rapporter un petit
nombre d’exemples.
Un officier, dont la vanité n’avoit point été satisfaite, s’imaginoit être
général ; dans l’attitude du commandement, il s’entretint long-temps
avec moi fort sensément sur plusieurs objets scientifiques, et, à sa pose
guindée près, je ne remarquai pas le moindre écart M. 1 inel a relaté
1 T^an Swieten.
*Pinel, sur l’aliénation mentale p. 112 etia5.
3 Pinel, ibidem, p. n i , § 124.
* Ibidem, p. i23,§ i32.
5 Ibiçlem, p. 101, §' 116,