Mais cependant il existoit sous les mêmes traits et la même forme un autre
animal crui se faisoit remarquer par un caractère de douceur [ justus est atquc man-
suetus], qui étoit inoffensif [ ncminem loedit ]. A combien de sentimens on. aura dû
faire violence pour en venir seulement à faire cette distinction ! Cet être inoffensif
de voit-il rester sous le coup d’une proscription générale! Que d’ardeurs religieuses
à tempérer ! que de haines à réprimer! Mais , si la voix de l’équite s’est à la fin fait
entendre, on aura été d’autant plus fixé sur le petit crocodile, que le contraste de
ses habitudes aura causé plus de surprise; sur-tout lorsqu’on sera venu à découvrir
que ce n’étoit pas seulement un être sans capacité pour le mal, mais, de plus, qu’en
lui résidoit la source des plus grands biens par l’utilité de ses avis concernant la
prospérité publique.
Alors, dira-t-on, comment concevoir des habitudes présentant un aussi grand
contraste, des habitudes aussi différentes chez des animaux semblablement organisés,
de façon que de précieux documens soient donnés par une espèce, et qu’ils
soient impossibles par d’autres! Il y a réponse à ces objections.
t ° Certes, il n’est point d’habitudes qu’elles ne tiennent leurs conditions de l’or
ganisme; cependant celles-ci se manifestent de deux manières. Considérons d’abord
les actions comme émanées du mode de structure. La forme de l’organe les rcgit,
les précise et les caractérise effectivement jusque dans une nuance infinie. Par
conséquent, tous les animaux d’un genre parfaitement naturel, cest-à-dire, s’ils sont
à fort peu de chose près une répétition les uns des autres, sont tenus d’agir pareille
ment, comme pourvus des mêmes moyens, comme y employant un même mécanisme.
Mais, en second lieu, toute action relève aussi du produit des masses : toutes
choses égales d’ailleurs , les puissances croissent comme les volumes ; l’enfant est
semblable à son père , mais non comme dimension , et il n’est point capable de
toutes les fonctions viriles.
Le petit crocodile, conformé comme le grand, est enclin aux mêmes actions,
et les produiroit telles, si ce n’étoient les modifications introduites en lui par la
différence de sa taille. Le grand abuse de sa force et se livre à tous les caprices
d’une férocité sans bornes; l’autre, impuissant en raison de sa petitesse, se contente
d’une basse proie ; celle-ci lui convient, comme à d’autres égards il lui
convient d’être et de se montrer inoffensif.
Mais, de plus, toutes proportions gardées, le suchus est plus foible que le crocodile
vulgaire ; ses mâchoires plus longues en sont cause, parce que la puissance,
c’est-à-dire, les forces musculaires qui existent à l’une des extrémités et résident à
la base du crâne, ont une plus grande résistance à vaincre à l’égard de la proie,
laquelle n’est d’abord saisissable qu’au bout opposé, à l’extrémité du museau. Cependant
la foiblesse particulière aux mâchoires, et la foiblesse de tout ¡individu qui
résulte d’une trop petite taille, ne constituent un affoiblissement absolu qu’en
opposant ces résultats, dans mon raisonnement, qu’à titre d’opposition, et seulement
lorsque je compare le plus petit au plus grand des crocodiles. Effectivement,
selon qu’un animal est pourvu, n'importe comment et en quelle dose, adviennent
ses habitudes, se complètent toutes ses facultés, s’individualise son instinct, parce
/
que, privé de la connoissance d’un mieux relatif, un tel: être ne peut éviter d’être
lui-même, spécifiquement parlant, et de marcher avec un franc abandon sur les
fins de son organisation.
z.° De l'utilité du suchus pour les anciens Egyptiens. De Pauw a entrevu ce point,
montrant en cela une bien rare sagacité ; car il étoit presque dépourvu d’élémens
pour un problème dont il donna toutefois une solution satisfaisante. « Il y a tout
» lieu de croire ( a-t-il dit, Recherches &c., tome II, page 1 10) que les Arsinoïtes
» tiraient de leurs crocodiles sacrés de certains augures sur l’état futur du débor-
» dement du Nil ; événement auquel ils s’intéressoient encore plus vivement que
» les villes situées au bord de ce fleuve. » En effet, il n’est personne en Égypte
qui n’ait intérêt à prévoir jusqu’où pourra s’élever la crue du Nil : tout renseignement
à cet égard fournit un élément pour calculer les chances probables de. la
félicité publique, Les transactions commerciales devant profiter aux mieux informés
sur ce point, les villes situées près du fleuve possédoient et possèdent toujours
un meqyâs exposant d’heure en heure le cours des exhaussemens du Nil. Les habi-
tans des campagnes éloignées, encore plus intéressés à savoir ce qui en adviendra,
fixoient leur attention sur certains indices dont ils pouvoient recevoir les instructions
comme d un meqyas. Or, si les eaux du débordement arrivoient quelques
heures plus tôt que l’année précédente vers un point alors remarqué, on possédoit
là un élément rarement trompeur pour calculer la quotité des eaux qui seroient
versées dans l’Égypte, pour juger de la quantité dès terres qui partieiperoient aux
bienfaits de l’inondation, et, en général, pour se faire une idée des ressources
probables de la prochaine moisson. T e l étoit l’essentiel service que le suchus
rendoit aux contrées éloignées du fleuve. On comprend qu’il y étoit aussi impatiemment
attendu qu’ardemment désiré : c a r , n’y viendroit-il point en raison
des basses eaux, cetoit le signal dune affreuse stérilité. Sa non-apparition étoit
donc deplorée comme un malheur public, considérée comme le plus douloureux
événement.
Cependant de Pauw, qui croit à ces précieux renseignemens, se demande s’ils
sont fournis par l’espèce entière des crocodiles, ou par l’individu des temples, en
qui l’éducation auroit développé certaines qualités : il hésite, ou plutôt il aperçoit
la une difficulté dont il souhaite qu’on trouve un jour la solution. Mais, parvenu
à cette période de ma dissertation, je ne vois pas que cela puisse faire question.
Ce n’étoient point tous les crocodiles pris en masse, mais seulement les crocodiles
dune espèce distincte, qui donnoient d’utiles avis, qui jouoient le rôle de prophètes.
La petitesse de cette espèce la rendoit seule capable d’excursions rapides
et lointaines. Elle tout entière apparoissoit avant l’inondation, elle tout entière
etoit consacrée au dieu Temps; puis un seul individu étoit spécialement entretenu
dans les temples, pour recevoir, à titre de symbole, des hommages qui étoient
pour tous, puisquils prenoient leur source dans un service rendu par tous. ■
Au surplus, un passage de Plutarque est décisif sur ce point : « Quoique quelques
Egyptiens, d it- il, révèrent toute l’espèce des chiens, d’autres celle des
» loups, et d autres celle des crocodiles, ils n’en nourrissent pourtant qu’un respec