
crocodiles, les poursuivant à outrance, même dans les rangs des grands individus.
On croit maintenant, et l’on a peut-être toujours cru, que le tupinambis est un
premier état, un premier âge des crocodiles. On a souvent eu occasion de rectifier
son jugement sur ce point; mais on persévère dans cette erreur, parce qu un fait
qui tient du merveilleux ne manque jamais d’enthousiastes pour le conter, ni de
gens crédules pour y ajouter foi.
« II passe la majeure partie du jour à sec, et la nuit tout entière dans le fleuve , dont l’eau
» a une température plus chaude que n’est alors celle de I air e t de la rosée. »
Le fait est vrai; mais le crocodile se détermine, je crois, par dautres motifs,
La grandeur et la disposition de ses organes des sens, de ceux de 1 ouïe et de
la vue principalement, modifient profondément cet animal, et 1 obligent à la
vie nocturne. Dès-lors toutes les allures du crocodile sont sous 1 empire de ces
traits principaux de confonnation, qui deviennent 1 ordonnée de ses habitudes.
Si le jour il se tient à terre, c’est pour s’y reposer et pour s’y abandonner au
sommeil. Mais quand il est rendu à tous les soins de la vie active, quand il lui
faut songer à vivre, il entre dans le fleuve, où seulement il peut développer ses
moyens de ruse, de vitesse et de force, qui le rendent si redoutable. Tout ce
que prévoient, tout ce que font les crocodiles, tendent là; car, tout autant que
le permettent les localités, et ils ne s’établissent qu après les avoir parfaitement
reconnues, ils vivent en troupe : dans le lieu quils ont adopte, il faut a chacun
son domicile à part; et, difficiles sur le choix de cet emplacement, ils nen jugent
les conditions favorables que vers la tête des îles, dont il y a beaucoup dans
le fleuve, parce que là sont ordinairement des plages stériles, des éperons dun
pur sable, qui s’étendent au loin, conduisant sous 1 eau par une pente insensible.
Chaque troupe reste fidèlement attachée aux parages qui l’ont vue naître, et ne
s’en écarte que pour aller en chasse. Ces occupations remplies, et par conséquent
à des heures déterminées, la troupe revient stationner a sa place accoutumée,
sur la grève, où la prévoyance de chacun, ou plutôt celle des vieux chefs
de la famille, a fait choix très-anciennement d’un lieu commode, pour s y abandonner
avec sécurité au sommeil.
Ce choix prouve un discernement et des calculs d’une assez forte combinaison.
Si déjà c’est pour tout animal une grande affaire que le choix d’un domicile pour
y dormir, ce l’est bien davantage pour le crocodile , lequel s’en tient à la rive
qui l’a vu naître, e t, par conséquent, est privé des moyens d’aller au loin chercher
un lieu retiré , un abri bien défendu : car il n’est de sommeil pour un
animal que s’il consent à l’inactivité de ses sens, que s’il en ferme les issues de
communication, et que s’il demeure sans relations avec les objets qui composent
son monde extérieur. L e crocodile, à ce moment, n’abandonneroit-il point le
sein des eaux, sa méprise en seroit cruellement punie : qu alors il seroit promptement
ramené à reconnoître que, s’il peut, durant la veille, indifféremment se
répandre dans les deux milieux respiratoires, il n’en est plus qu un seul ou
pendant le sommeil il puisse exister ! Cessant alors de gouverner a son grc
jeu des pièces nasales et laryngiennes employées dans l’acte de la respiration, il
doit revenir et il est rendu aux communes conditions de ses congénères, à celles
imposées aux animaux qui respirent l’air en nature.
Le crocodile passe à la rive prochaine pour y dormir : il est donc là en lieu
découvert, en lieu accessible ; mais alors ce poste ne seroit pas tenable, s’il n’étoit
dans la destinée de ce reptile d’y pourvoir habilement, s’il n’avoit les moyens de
p e r s é v é r e r , par les combinaisons d’une haute prévoyance, j’allois peut-être dire
par les voies d’une intelligence supérieure, dans sa prudence accoutumée.
Car ce n’est point uniquement par une tactique déjà très- utile , et qui par
conséquent n’est point négligée, c’est-à-dire, en se fiant à la garde d’un individu
de la troupe, lequel veille en effet à la sûreté de tous en écoutant attentivement,
l’oreille en partie appliquée sur le sable et tenue prête à la plus foible perception;
mais c’est aussi en cherchant et en se procurant sur la plage des emplacemens
qui soient de nature à favoriser le retour au fleuve par une retraite précipitée. Il
lui faut à cet effet rencontrer, situés à proximité, d’abord une rampe pour aller
gagner les hauteurs du rivage, et secondement un cap avancé dans le fleuve, d’où
il devienne possible de s’élancer pour entrer aussitôt en natation ; arrangement qui
exige encore au pied de ces promontoires assez de profondeur d’eau pour que les
crocodiles n’aillent pas toucher la vase et ne s’en trouvent par-là retardés. Mais,
de plus, autre combinaison non moins nécessaire, c’est que ces dispositions varient
d’après l’âge et la taille des membres de la famille. Les plus grands ont la force
de s’élancer de plus loin et au plus loin; et les plus petits, dont l’immersion
n’exigé pas le même tirant d’eau, se placent sans désavantage sur les bas-côtés. De
là résulte la nécessité de l’ordre adopté : les petits se tiennent sur les bords, et
les plus grands autour d’eux, leur formant une sorte de rempart; de là, dis-je,
que chacun revient à une place qu’il a déjà occupée, qui devient sienne, et qui
lui constitue une propriété presque au même titre que l’homme s’en est attribué
dans l’ordre social. On n’avoit pas encore remarqué cet admirable concert, parce
qu’à l’égard des crocodiles cet effet de sociabilité y est masqué par des modifications
qu’amène l’état variable du fleuve, croissant et diminuant pendant une
demi-année; mais on l’avoit parfaitement constaté chez les phoques, parce que
leur domicile pour le sommeil, formé de pierres plates ou de parties façonnées
de rocher, est continuellement appliqué au même usage, et parce que, voyant
qu’ils rejettent hors de leur société tout phoque qui entreprend sur le droit d’un
autre, on avoit été induit à supposer chez ces animaux marins une notion réelle
de la propriété, notion regardée comme le produit d’un état très-avancé de
civilisation.
« D e tous les animaux que nous connoissons, le crocodile est celui sans doute dont l’accrois*
» sement est le plus extraordinaire. Ses oeufs ne sont pas beaucoup plus grands que ceux d’une
» oie , et il en sort par conséquent un animal proportionné ; cependant cet animal en grandissant
»atteint jusqu’à dix-sept coudées de longueur , et quelquefois davantage. »
Elien raconte qu’on en a vu de vingt-cinq coudées sous Psamméticus, et un