
la question gagne un point d’appui dans des faits précis et bien dégagés. Le plus
intéressé des deux est évidemment le crocodile. Il est certain que s i , dans l’état
d’imperfection de ses organes, le .crocodile eût é té , au grand jour de la création,
réduit à ses seuls moyens, c’est-à-dire qu’il eût été délaissé sans autre ressource,
cette espèce n’auroit pu traverser les siècles et arriver à nous. Nous sommes donc
ici dans le cas de donner toute créance à un autre récit plus affirmatif et plus
spécial quant aux motifs qui déterminent le crocodile : c’est le passage où Pline
expose que le trochilus et le crocodile s’invitent mutuellement à se rendre réciproquement
service : « Le crocodile ouvre le plus qu il peut sa gorge,. qui est dcli-
» cieusement affectée par les picotemens de 1 oiseau (i). »
Ainsi, à défaut d’une organisation complète, la nature seroit venue au secours
du crocodile en lui inspirant du moins une industrie qui a sauvé l’espèce du
malheur d’être détruite aussitôt que créée. Or quelle assistance pouvoit, en effet,
lui être plus utile que celle d’un petit oiseau, très-léger à la course, ardent à 1a
poursuite de sa p roie , et fort preste à s en saisir l Son nom arabe de sag-sag}
scxaq, ou mieux tek-tak, lequel signifie qui touche, selon 1 interprétation que men
a donnée l’un des orientalistes les plus instruits de l’expédition, M. Delaporte,
devenu depuis chancelier de Tripoli, exprime 1 habitude familière aux petits pluviers,
qu’on voit constamment occupés à frapper le sable du bout du bec , pour
y découvrir et en extraire tous les corpuscules dont ces oiseaux se nourrissent.
J’ajoute, pour dernière preuve en faveur des précédentes déterminations, que
s’il y avoit dans le Nil de véritables sangsues, hirudo, L., et nous avons dit plus
haut qu’il n’en existe point dans les eaux vives du fleuve, j’ajoute que le bec des
petits pluviers seroit trop foible pour les entamer, pour les dilacerer, et pour
les amener au point qu’elles puissent lui être profitables comme nourriture.
On voit bien , par ce qui précède , quels grands et réciproques avantages
fondent la liaison du crocodile et du petit pluvier ; mais seroit - ce toutefois
comme cédant chacun à une conviction intime, comme ayant la conscience
qu’ils sont nécessaires l’un à l’autre i L e crocodile, qui est sensible au plaisir
d’être soulagé; qui se montre reconnoissant d’un service qu’on lui rend; qui
avertit doucement son compagnon de se dégager, quand tous deux doivent
penser à la retraite; la parfaite sécurité de c e lu i-c i, entré dans une gueule
immense et pour tout autre si cruellement meurtrière; le renoncement du plus
fort à sa férocité naturelle et l’audace intrépide du plus foible, qui deviennent
une concession mutuelle et leur sont respectivement avantageux ; tant d’allures
bien concertées, tant de relations aussi fidèles : voilà des faits de moeurs dont
les anciens n’ont pas craint de nous présenter le tableau, quils ont, au contraire,
énoncés sans réserve ni détour, sans jamais chercher à les affoiblir ; voilà ce
qu’ont affirmé, dans fe sens absolu de ces paroles, les Hérodote, les Aristote,et
ce que sont venus confirmer à leur suite Pline [z], Elien (3 ) , Philon (4) > et
quelques autres écrivains des premiers siècles de l’ère chrétienne. C ’étoit dans un
( i ) Hist. nat. trad, de Gueroult, liv. VIII
(2) Ibid.
ch. 25. (3) De nat. anim. lib. n i , cap. 1 1 , et lib. XII, cap.ij-
(4 ) Iambi, n.° 82.
temps où l’on accordoit plus qu’on ne le fait de nos jours aux observations d’habitudes
■ ce qui alors avoit ete remarque etoit raconte avec une naïve confiance.
Mais, dans l’âge actuel, nous avons passé à d’autres principes ; le vrai frappé
du caractère d’invraisemblable est écarté ; nous raisonnons les faits pour.les dépouiller
systématiquement d une partie de leur portée. Le plus savant interprète
d’un des, ouvrages d’Aristote, Camus lui-même, incline à rejeter ce qu’il ne
conçoit pas parmi les détails de moeurs attribués par son auteur au crocodile et
au trochilus. .
C’est que nous avons pris dans les temps modernes, au sujet de l’intelligence
des animaux, un parti dans lequel il nous convient de persévérer : nous ne
voulons reconnoître en eux, ni actes réfléchis, ni jugemens, où l’on ait à signaler
la moindre apparence de moralité. Une barrière est placée entre les idées de
Ihomme et ce qui leur ressemble chez les animaux; et cette barrière nous est
tracee par des différences de facultés, lesquelles se rapportent, les unes aux
lumières de la raison, et les autres aux déterminations innées de l’instinct; distinctions
plus nominales peut-être que réelles, plus favorables à d’orgueilleuses prétentions
qu’applicables au positif des choses. Mais enfin cet état précaire, fruit
d’un à priori respectable dans son motif, satisfait au moins comme classification
des opérations de l’esprit; ce qui d’ailleurs est adopté sous la réserve que chacun
etend ou resserre, suivant le degre de son instruction et la mesure de sa conviction,
l’intervalle d’une faculté à l’autre.
Au contraire, les anciens, sans entraves, ou plutôt sous l’influence d’autres
inspirations philosophiques et religieuses, qui voyoient dans tous les ouvrages de
la création des témoignages de toute-puissance et de sagesse infinie, qui consri
déroient tous les actes de la vie chez les animaux comme des manifestations personnifiées,
comme de hautes conceptions appliquées au magnifique arrangement
des choses, qui avoient embrassé toute la série animale sous un seul et même
aspect, et qui croyoient enfin qu’à l’égard de tous les êtres sans distinction l’intelligence
se modifioit et apparoissoit en plus ou moins grande quantité selon le
plus ou le moins de complication et de perfection de la structure organique;- les
anciens, appuyés sur cette doctrine, que les progrès de la physiologie générale sont
peut-etre destines a ramener un jour, ont bien pu et ont dû recueillir, commenter
et admettre les actions des animaux, comme ils les ont établies dans le cas particulier
que je viens d’examiner ( i ).
" " « T o u t e s les espèces d'animaux terrestres ou d’oiseaux fuient le crocodile. »
Le héron ordinaire vit cependant près de lui : mais s’il en recherche le voisinage,
ce nest point comme lui étant personnellement affectionné; car il a soin
de se mettre hors de sa portée et sur une autre rive du fleuve. Aussi/en voyant
des hérons faisant le guet, nous ne doutions pas qu’il n’y eût assez près de là
quelques crocodiles. Je me rappelle que la présence de ces oiseaux nous dirigea,
t ï a ” eCn ■ U" artic,e “ PT0f ess0 !ur l’affection mu- vices rendus au requin par le pilote. ( Voyez Annales
ue e e certains animaux, et spécialement sur les ser- du Muséum royal d‘histoire naturelle, ‘tome IX , page 469.)
H.N. TOMEl.o-, 1.«partie. ■ Dd 2