Cependant n’aurôis-je alors commis qu’une heureuse imprudence ! Je n en pujs
présentement douter. Je suis aujourcl hui en possession de ce plus de matériaux
qu’appeloient mes voeux, et je suis assuré par eux que le suchus est une espèce
distincte. Nous avions, M. Cuvier et moi, ensemble et dans le volume cité de
nos Annales, donné notre dissertation sur les espèces de crocodiles, M. Cuvier,
pour arriver à une classification mieux ordonnée des genres et des espèces', et
moi, pour me maintenir dans mes droits de priorité à l’égard des crocodiles du
Nil et d’une autre espèce venue de Saint-Domingue ( t ).
Tenu à n’omettre aucun de mes matériaux, et, comme voyageur, principalement
obligé à faire emploi du crâne de mon crocodile embaumé, je me voyois,
par une comparaison que j’en faisois avec le crâne d un autre crocodile pris par
moi dans le Nil, ramené à la considération de quelques différences spécifiques.
T ou t entraîné que j’étois, je balançai long-temps : le célèbre Visconti me décida
enfin. Il m’apprit que les savans versés dans les études d érudition et d antiquités
tenoient pour avéré qu’il y avoit dans le Nil au moins deux espèces de crocodiles,
qu’on les disoit de moeurs différentes, et qu’elles avoient des noms distincts,
l’une s’appelant champsés, et l’autre, suchus.
Trois autorités m’étoient citées en faveur de ce système, celles de Strabon,
d’Élien et de Damascius.
La plus ancienne mention remonte à Strabon. Cependant il ne faut pas oublier
que le manuscrit de ce géographe a traversé le moyen âge pour arriver jusqu’à
nous : or ce n’est pas sans y avoir été modifié et corrigé par divers commentateurs.
Ainsi l’on avoit d’abord lu le passage concernant le suchus comme il suit : Lu
hdbitans du nome Arsinoite ont le crocodile sacré, qu ’ils nourrissent séparément dam m
lac, qui est doux pour les prêtres et qu'ils nomment SUCHIS. Mais Spanheim, daprès
les manuscrits de Photius, vint à proposer une autre interprétation de ce passage.
Il ne falloit point, suivant lui, l’entendre en termes particuliers, mais, tout au
contraire, dans des termes généraux et conformément à la version suivante : Li
crocodile est sacré chez eux ( les Arsmoïtes ) : il est nourri séparément dans un lac, éux
pour les prêtres, et nommé souchos ou suchus.
Élien semble donner au passage de Strabon son vrai sens, quand, ayant à rappeler
quelques faits de superstition d’un prince dévot à la divinité des crocodiles, dun
Ptolémée qui les consultoit à titre d’oracles, il ajoute que ces hommages ne
s’adressoient toutefois qu’au plus distingué et au plus anciennement renommé des
crocodiles : Cùm ex crocodilis antiquissimum et proestantissimum appellaret ( Anini,
lib. v iii, 4)-
L e philosophe Damascius, écrivant la vie de son maître et prédécesseur Isidore,
s’explique d’une manière encore plus positive : car, ayant eu l’occasion de parler
de la douceur habituelle des suchus, et de l’opposer aux qualités malfaisantes de
(i) Le générai Leclerc, commandant une armée Fràn- ce fait, dont la connoissance importoit à la théorie de*
çaise envoyée en 1803 à Saint-Domingue, nous fit l’en- pays qu’habitent d’une manière exclusive les anima«
voi de crocodiles trouvés dans les environs du Cap de la zone torride des deux continens. Ma description
Français : ils étoiënt très-voisins, mais toutefois spéci- comparative de ces crocodiles se trouve dans ies Annule
fiquement différens de ceux d’Egypte. Je fis connoitre du Muséum d’histoire naturelle, tome II.
l’hippopotame. Damascius continue, dans cet écrit que nous a conservé Photius,
par u n développement de sa pensée, dont le but est manifestement de mettre le
lecteur à l’abri de toute méprise. C ’est, ajoute-t-il, une autre espèce de crocodile,
qui est inoffensive. Jablonski a traduit du grec et rapporté ce passage cbmme il
suit : Suthus justus est [justus-par opposition à l’hippopotame, qui avoit été qualifié
dans la phrase précédente par lépithète d’injusta bellua) ; suchus justus est ; ita
nommatur aliqua crocodili species quoe nullum animal loedit.
Ce fut sur ces autorités que Jablonski d’abord, puis Larcher, et Visconti en
dernier lieu, crurent à l’existence de deux espèces de crocodiles vivant dans le
Nil. Il me parut, en 1807, que l’histoire naturelle, qui auroit à s’enrichir de ces
recherches d’antiquités, leur devoit à son tour son tribut. Je vis moins le petit
nombre que l’utilité des faits dont je pouvois disposer. C ’est ainsi qu’autorisé par
ce qui avoit paru certain à des hommes aussi recommandables, je n’hésitai plus :
l’espèce du crocodilus suchus fut dès-lors établie.
Cependant un des motifs de M. Cuvier pour rejeter comme espèce ce que
déjà il venoit d’admettre comme distinct à titre de race particulière, fut qu’il se
trouvoit dans un complet dissentiment avec Jablonski, Larcher et Visconti. II
donna ses motifs, et ce morceau très-remarquable d’érudition forme l’un des plus
intéressans chapitres de son ouvrage intitulé, Espèces de crocodiles.
Avant d’entrer en matière, il faut satisfaire la curiosité du lecteur, qui, dans
de telles conjonctures, s’il voit les maîtres de la science, les Cuvier et les Visconti,
se contredire sur des questions de faits et entrer dans des vues différentes, doit
en être surpris et pourrroit en souhaiter une explication.
Deux circonstances décident ordinairement de pareilles divergences : d’une
part, les faits sont incomplets, et dès-lors ils sont insuffisans pour une conclusion
évidente; et, de l’autre, quelques vues élevées et diverses, formant d’autres points
de départ, frappent d’abord et deviennent des élémens de conviction, auxquels
toutes les autres parties de la discussion sont nécessairement subordonnées.
Ainsi, dans le cas qui nous occupe, M. Cuvier est préoccupé de l’idée que
des institutions adoptées pour le boeuf ont servi de règles et sont reproduites pour
le crocodile; que des boeufs choisis pour le service des temples y prenoient individuellement
un nom qui rappeloit leur consécration. j| Le boeuf sacré de Memphis
»sappeloit Apis; celui d’Héliopolis, Mnévis; et le boeuf d’Hermonthis, Pacis.
» Apis, Mnévis et Pacis n’étoient pas des races particulières de boeufs, mais bien des
» boeufs individuels consacrés. « Et de ces faits, que M. Cuvier tient pour certains,
il conclut par induction (1), et il ajoute : « Pourquoi n’en seroit-il point ainsi à
»1 égard des crocodiles! « Voyez Ossemensfossiles, tome V, 2.'p a r tie , page 46-
(1) Les Egyptiens honoroient d’un culte trois sortes de Ainsi le boeuf Apis se reconnoissoit à plusieurs carac-
boeufs quils nommoient Apis, Mnévis f et Onuphis, et tères; d’où Pline, liv. vin, chap. 46, l’a considéré.comme
qu ils adoroient comme divinités principales à Memphis, un être à part, ainsi qu’il l’a fait pour tous les animaux de
a Héliopolis et à Hermonthis. Si ces animaux étoient tous condition diverse, d’organisation distincte. Apis étoit
trois pris également dans l’espèce vulgaire, ce n’étoit ce- noir, marqué de deux grandes taches .blanches, l’une
pendant pas au hasard; mais chacun devoit au contraire triangulaire au front et l’autre en croissant au côté droit;
etre pourvu de qualités propres, que les rites religieux les poils de sa queue étoient de deux sortes, et il falloit
prescnvoient impérieusement. encore qu’il eût le dessous de la langue embarrassé d’une
H.N. TOME I.cr, 1 ppartie. I i |