chatouillement auquel il paroît se plaire ; èt au contraire, que 1 on vienne à fo r tement
serrer, il témoigne de la souffrance et fait tous ses efforts pour échapper :
mais d’abord il ouvre la gueule ; ce qui fournit un moyen facile de lui prescrire
d’agir ainsi, pour le cas où l’on veut lui administrer sa nourriture.
Si telles sont les habitudes des crocodiles, Hérodote et Strabon ont pu voir
et justement raconter que les Égyptiens des environs de Thèbes et du lac Moeris
réussissoient à en apprivoiser ; en d’autres lieux, au contraire , les crocodiles,
les grandes espèces du moins, avoient guerre à soutenir contre des ennemis
acharnés à leur poursuite. « Les Tentyrites, ainsi nommés d’une île qu’ils habi-
» toient en dedans du fleuve, setoient, dit Pline, acquis une grande réputation
» pour leur intrépidité dans la guerre qu’ils faisoient au crocodile; ils l’attaquoient
» de front, le chassant dans l’eau, l’abordant et se plaçant sur lui comme à cheval.
« Terrible pour qui le craint et le v ite , le crocodile fuit lâchement devant d’aussi
» redoutables ennemis ; les Tentyrites attendoient qu’il essayât de mordre, qu’il
» ouvrît la gueule, pour passer dans celle-ci une massue, dont ils saisissoient les
» deux bouts et dont ils se servoient comme d’un mors : le crocodile, effrayé, se
r> laissoit conduire à terre, mais sur-tout consentoit à rendre les corps qu’il avoit
33 dévorés. >> L a haine des Tentyrites pour cette bête cruelle avoit pris sa source
dans des motifs religieux : les crocodiles privoient de sépulture les animaux dont
ils.se nourrissoient, et c’étoit à leur faire rendre gorge et pour ensevelir honorablement
des débris restitués, que ces insulaires se montroient si ardens, si dévoués,
quenfin ils s’étoient pieusement consacrés.
« O n ornoit ses oreilles d’anneaux d'or ou de pierres vitrifiées, et ses pieds de devant de bracelets.»
J’ai pu vérifier jusqu’à cette circonstance du récit d’Hérodote. Ayant ouvert
une momie de crocodile et l’ayant débarrassée des langes dont on l’avoit enveloppée,
j’ai eu la satisfaction d’apercevoir, aux opercules formant les oreilles
externes, des témoignages non équivoques qu’on les avoit percés pour y suspendre
des pendans ; les trous visiblement destinés à cet usage avoient etc
pratiqués à la partie antérieure de l’opercule. On est exposé à ne pas distinguer
cette oreille externe , quand on ne l’a vue que sur des sujets préparés pour l’usage
de nos cabinets, et parce que l’action lente du dessèchement lui fait subir un
retrait considérable,; méconnoissable comme conque auriculaire par sa forme
operculaire, par sa situation supérieure et par son renversement en lame sur le
travers du conduit auditif, elle se montre rendue aux conditions de toute oreille
externe, sous ce rapport qu’elle est essentiellement cartilagineuse et qu’elle provient
de l’os temporal : celui-ci, qui fait partie du plancher supérieur du crâne,
a donc occasionné de cette manière des anomalies ; il a en effet provoqué par
sa position tout extraordinaire les nouvelles formes de cette oreille externe, son
changement'd’une conque en un opercule. Cette transformation n’avoit point
été reconnue par les anciens membres de l’Académie des sciences; d’où ils se
sont crus en droit de continuer leurs attaques contre Hérodote, d’argumenter
contre ce point de ses écrits ; croyant que des pendans d’oreilles portoient a
l'idée d’une conque dégagée et saillante, et niant qu’Hérodote en eût observé
de semblables.
Cependant il paroît que des anneaux d’or ne formoient la parure que des
crocodiles privés et spécialement recommandés par les prêtres à la dévotion des
peuples; car jai vu plusieurs autres crocodiles embaumés qui n’avoient point eu
les oreilles percées.
« On ne lui donne à manger qu’une certaine quantité déterminée d’alimens, soit de p a in , soit
» de Ja chair des victimes. »
Strabon visita le crocodile sacré d’Arsinoé, et put sur toutes ces circonstances
fortifier de son témoignage le récit d’Hérodote. Nous venons de voir,
dans le précédent paragraphe, que chaque visiteur netoit admis auprès de
fanimal-dieu quen apportant un cadeau consistant en nourriture, que ce présent
étoit immédiatement remis au suchus, qu’il lui étoit au besoin administré avec
contrainte, qu’on lui ouvroit la gueule, et qu’un moyen infaillible de l’y disposer
étoit de peser sur l’extrémité très-sensible du bout de son museau.
.' « Les crocodiles étoient donc entretenus avec le plus grand soin pendant leur vie : ils étoient
. » enterrés après leur mort dans des cellules consacrées. »
Cette vénération des Égyptiens pour leurs animaux sacrés, qu’ils leur continuent
dans la tombe, et qui même après leur mort est rendue plus explicite par des
soins multipliés et par une grande variété de pratiques très-dispendieuses, forme
un fait d histoire dont la singularité frappe vivement l’esprit. Mais combien se
prolonge et redouble cette impression, si l’on considère que ce fait d’histoire,
qui date de plusieurs centaines d’années au - delà de l’ère chrétienne, arrive à
nous, Européens du x ix .' siècle , comme un fait perceptible actuellement ! Ces
cellules consacrées, je les ai visitées ; ces crocodiles enterrés et d’abord pieusement
embaumés, je les ai vus en place. Que de nombreuses générations aient
depuis et durant trois mille ans succombé, qu’elles aient mêlé leurs cendres avec
celles des générations antérieures, que lès dépouilles des derniers siècles soient
venues accroître les bancs déjà considérables des antiques dépôts, néanmoins tous
ces débris de 1 antiquité sont toujours là : ce qui fut autrefois et comme il fut
alors, tout est resté visuel. Les institutions, la religion, la langue, les combinaisons
sociales de 1 ancien peuple de l’Égypte ont disparu : mais son matériel
mortuaire est resté debout ; il crée pour nous, postérité vivante à l’égard de ces
curieux débris, des circonstances inouïes jusqu’alors, puisque là ne sont pas seulement
des motifs pour nos souvenirs, mais vraiment des tableaux refaits, des scènes
renouvelées de ce qui fut, de ce qui étoit dans le lointain des Siècles. Là sont
e ect*vement des matériaux dun genre nouveau d’histoire, qui redisent actuellement
le passe, en le ramenant lui-même, en le rendant perceptible tout autant
pour les yeux du corps que pour ceux de l’esprit. Entré dans la demeure mor-
tuanedes crocodiles à Thèbes, j’en ai retrouvé les parties comme elles avoient
cte distribuées : là étoient des crocodiles empaquetés, sans la moindre altération;