continuant de nous être favorable, nous déployâmes nos voiles et
nous partîmes. Nous eûmes bientôt dépassé le canal qui conduit
les eaux à Alexandrie, et celui qui va aboutir à Damanhour : le
premier est à plus de deux lieues de Fouah j le second est à deux
milles plus lo in , et part deRamaniéh, poste que les Français ont
depuis fortifié. Nous vîmes quelques villages peu considérables et
beaucoup de terres incultes. Vers le milieu de la nuit, nous trouvant
engagés dans les sables près dé la rive gauche, notre janissaire
, qui crut appercev-oir des cavaliers arabes, fut si fort effrayé,
qu’il poussa des cris horribles, et tira un coup-de pistolet, autant
pour se rassurer que pour faire peur à ceux qu’il voyait s’avancer.
Nous fumes à l’instant sur pied, et nous prîmes nos armes, bien
résolus d’en faire usage contre quiconque approcherait. Nous ne
vîmes point d’ennemis. Il faisait si c la ir, que nous distinguions vers
le rivage les roseaux que le vent agitait, et que le janissaire avait
pris sans doute pour autant de cavaliers prêts à fondre sur notre
bateau. Nous le plaisantâme's beaucoup : il s’excusa sur l’intérêt,
qu’il prenait à nous, et sur le serment qu’il avait fait au proconsul
d’Alexandrie de nous ramener sains et saufs.
Il nous avoua qu’il ne pouvait surmonter la frayeur que lui
causaient les Arabes du désert depuis une mésaventure qui lui
était arrivée , en pareil cas, aux environs de Terranéh. Il nous dit
que, dans cette saison, des trôupes de cavaliers venaient fréquemment
épier le moment où les bateaux échouaient, pour fondre
sur eux et les piller. Notre navigation fut pourtant fort heureuse :
nous descendîmes à terre assez souvent, malgré l ’opposition de
nôtre janissaire. Nous entrâmes dans plusieurs villages. Nous ne
vîmes point de cavaliers arabes- ; personne ne nous insulta : les
fellahs nous parurent fort d o u x , et très-empressés à nous procurer
ce que nous leur demandions. Quant aux femmes , elles sont
laides et farouches. Lorsque nous les surprenions, leur premier
mouvement -était de cacher leur figure au moyen de la chemise ,
sans faire attention qu’en nous dérobant la vue de leur visage,
elles nous montraient complètement ce que les femmes cachent
avec soin partout ailleurs.
. Nous nous trouvâmes le i er. germinal, au lever du soleil, à
l ’endroit où le canal de Menouf vient aboutir. Il était très-considérable,
et recevait presque toutes les eaux de la branche orientale
du N il, au point que Damiette était menacée de stérilité. Déjà l’on
ne pouvait plus arroser ses jardins, et l ’inondation périodique ne
permettait presque plus aux eaux de se répandre sur les terres qui
se trouvent à portée de cette branche. Pendant quelques années les
beys régnans ordonnèrent quelques travaux pour reverser les eaux
à l’orient du Delta ; mais ce ne fut qu’un prétexte pour exiger de
l ’argent des habitans, et un motif de vexation encore plus fâchéux
pour eux que la stérilité dont leurs champs étaient menacés. Cependant
comme le mal allait toujours croissant, et que les cultivateurs
des terres situées sur la branche orientale se trouvaient
dans l ’impossibilité, non-seulement d’acquitter la contribution forcée
a laquelle on les soumettait, mais même les impôts ordinaires,
Mourad et Ibrahim sentirent que la source de leurs extorsions
était tarie, et alors ils dépensèrent réellement' les sommes que ces
travaux nécessitaient. Nous avons appris qu’à l’arrivée des Français
en Égypte, en l ’an 6 , les eaux du fleuve se distribuaient également
dans les deux branches qui forment le D e lta , et que le
canal de Menouf n’avait plus que la quantité d’eau convenable à
la navigation et à l’arrosement des terres.
Nous vîmes dans cette journée, moins d’habitations et moins
de cultures que les jours préeédenS. Nous remarquâmes au loin,
a gauche , le coteau blanchâtre qui sépare l’Égypte cultivable du
désert de la Libye. Nous mouillâmes pendant la nuit à la rive
orientale , et le a au matin nous vînmes nous arrêter quelques
heures à Terranéh.
Cette ville est peu étendue , peu peuplée, et bâtie en terre,
comme tous les villages que nous avons vus sur l'une et l’autre
rive du fleuve : elle est le lieu du rendez-vous des caravanes qui
vont chaque année, au commencement de l ’h ive r, retirer le na-
tron des lacs situes à douze ou quinze lieues à l ’occident de
cette ville. Une partie de ce natron passe au Caire, où il est
employé à la fabrication du verre et au blanchissage du lin ;