Cet état de choses qu’une affection peu raisonnée etune confiance
sans bornes avaient naturellement amené, faisait murmurer quelquefois
le peuple et la garnison. On ne trouvait point dans le kiaya
la bonté, la douceur, l ’aménité de son maître. Suleiman était juste,
bienfaisant et désintéressé ; Achmed ne protégeait que ses créatures
, et ne négligeait aucun moyen de s’enrichir ; Suleiman devait
son élévation à sa bravoure, â ses talens ; Achmed devait encore
plus la sienne au hasard et à la faveur, qu’à son intelligence ; Suleiman
enfin était homme de guerre, et Achmed ne l’était pas, ou du
moins n’avait jamais affronté le danger; et, dans un pays que l’on
ne gouverne pour ainsi dire que par des expéditions militaires, le
plus brave, celui qui en impose le plus, est aussi le plus propre à
obtenir l’estime générale.
Maïs on murmura bien plus lorsqu’ on apprit que le kiaya avait
osé" proposer au pacha de solliciter à la Porte la troisième queue ;
lorsqu’on sut qu’il le pressait vivement de lui céder les rênes du
gouvernement, de se retirer dans un palais solitaire, et d’y embrasser
la vie tranquille de derviche. Achmed motivait sa demande sur
l ’affaiblissement de la santé de Suleiman, sur son âge avancé et sur
les délices d’une vie paisible, exempte de tout souci.
Ces propositions indécentes n’indisposèrent point le pacha, et
ne diminuèrent en rien les sentimens d’estime et d’affection dont il
était pénétré envers celui q u i, depuis quelque tems, les méritait si
peu. Le pacha se contenta toujours de répondre à son kiaya, qu’il
avait pris des mesures pour qu’il lui succédât à sa m o r t , et que
cela devait bien lui suffire.
Cependant le pacha tomba insensiblement dans une maladie de
langueur dont on ne connut pas la cause : ses facultés morales
furent affectées les premières. A un assoupissement profond et
habituel succédaient une pesanteur de tê te, une mélancolie sombre,
une incapacité de se livrer au travail, une aversion pour toutes
sortes de plaisirs, un dégoût pour toutes les choses qu’il aimait
auparavant : bientôt l ’estomac ne fit plus ses fonctions, ou les fit
très-mal, et tout le corps fut atteint d’un marasme effrayant.
Les personnes qui s’intéressaient le plus vivement à sa santé
crurent que l’exercice, l ’air de la campagne et l ’éloignement des
affaires opéreraient un rétablissement que deux médecins persans
n ’avaient pu obtenir avec tous les remèdes qu’ils avaient administrés.
C’était la saison où le pacha était accoutumé de se présenter,
avec une partie de sa garde, sur les terres des Curdes, pour la levée
des impôts : il fallut cette année y forcer le pacha. Il y fut suivi
du kiaya et de ses principaux officiers ; mais ni l ’exercice du chev
a l, ni le grand a ir, ni la dissipation ne purent opérer un changement
que la garde et le peuple desiraient également. Après vingt
jours d’absence Suleiman rentra dans son palais , bien plus malade
qu’il n’était auparavant.
Nous étions à Bagdad depuis quatre jours, et nous avions déjà
été témoins de l ’intérêt que prenaient à lui les négocians juifs et
arméniens ; nous -avions vu les Catholiques faire des voeux pour la
conservation des jours du pacha ; les Turcs et les Arabes qui fréquentaient
la maison du commissaire des relations commerciales et
l’hospice des Carmes, nous avaient paru fort inquiets; mais ce qui
augmenta l’inquiétude et les alarmes de tous les habitans, ce fut
qu’à la rentrée du pacha, on publia partout que les deux médecins
persans, qui étaient toujours restés auprès de lu i , avaient annoncé
d’une manière positive sa mort prochaine : l’astrologue même, plusieurs
fois consulté, avait toujours cru lire dans les astres la confirmation
de cet arrêt fatal.
On se doute bien que nous fûmes très-empressés de faire nos préparatifs
de départ pour la Perse ; c a r , quoique étrangers et nouvellement
arrivés, nous voyions clairement se former un orage qui
pouvait nous arrêter pendant long-tems dans cette ville. Personne
ne doutait qu’à la mort du pacha, plusieurs partis ne fussent venus
aux mains , et qu’il n’y eût eu une anarchie complète dans toute
la province, jusqu’à ce que l ’un d’eux eût complètement triomphé
des autres, et n’eût obtenu de la Porte son firman d’investiture. Déjà
les grands intriguaient ; déjà les janissaires apprêtaient leurs armes
pour faire payer leurs services ; déjà les Arabes, les Curdes et les Jési-
des se disposaient à dépouiller les caravanes ; la vide était menacée
d’un soulèvement général, et le commerce allait être suspendu.