C H A P I T R E V I .
D ép a rt de L a ta k ie ,* couchée à B a lo u lier, à A bd am a , à
Gesser-Ghourl, à Saarmin. Observations diverses. A r rivée
à A lep .
P endant que nous observions les environs de Latakie, le drogman
traita avec un moucre ou muletier arabe, et poussa même la complaisance
jusqu’à fa ire , pour nous,. tous les préparatifs qu’exigeait
un voyage de cinq ou six jours ; car on compte au-delà de cent
vingt milles de Latakie à A le p , et les chemins sont presque partout
très-mauvais.
Les préparatifs furent longs à faire, et embarrassans à porter. Il
ne suffit pas ici d’avoir sa malle pleine, et sa bourse ou son portefeuille
garni, il faut en outre, une tente , un l i t , des v iv re s , des
ustensiles de cuisine, et tout l’attirail d’un ménage j car il est rare
que les voyageurs logent autrement que sous la tente ou dans des
caravanserais, qui ne présentent que les quatre murs.
A la veille du départ notre domestique, né à Athènes, effrayé du
voyage que nous allions entreprendre, ne put se résoudre à nous
suivre. Nous le remplaçâmes à la hâte par un Arménien que nous
aurions eu probablement de la peine à faire embarquer s’il avait
ete question d’aller en Grèce ou en Egypte. Le cit. Bourville nous
fit accompagner de son janissaire , homme de peu d'apparence,
mais brave et fidèle compagnon. Un habitant d’A lep , d’origine
française, se joignit à nous ; enfin, un religieux italien, vieillard
presque octogénaire, se trouva , comme par hasard, sur notre
route. Notre caravane était donc composée de huit personnes , en
y comprenant le muletier et son valet.
On nous avait laissé ignorer que les chemins, aux environs
d’A le p , fussent infestés de voleurs ; mais on s’était informé si nos
armes étaient en bon état, et si nos munitions étaient abondantes.
On avait même porté la précaution jusqu’à nous faire acheter un
fusil à deux coups, quoique nous en'eussions deux simples, fort
bons et munis de leurs baïonètes. Mais un fusil à deux coups avait
paru, à des hommes peu connaisseurs, devoir être une arme bien
redoutable entre les mains de notre Arménien. Quelques années
d’observations nous ont bien convaincus que, par l’eflfet du despotisme
, cette race d’hommes n’oserait se servir d’aucune arme contre
un T u r c , un Arabe ou un Persan, quelque pressant que fût le
danger où il se trouvât. Les Arméniens, comme les Juifs, dans tout
l’Orient, sont des moutons que les Mahométans peuvent tondre et
égorger sans craindre un coup de dent de leur part.
Après notre dîner, nous guéâmes la rivière, qui n’avait pas un
pied d’eau, et nous nous acheminâmes, à petits pas , jusqu’au village
de Baloulier. Les Français, résidans à Latakie, l ’avaient autrefois
choisi pour leur lieu de récréation 5 ils l ’ont .abandonné
ensuite pour un quartier situé à une lieue au nord de Latakie, où
l ’air est bon, où ils jouissent de la vue de la mer, et où ils sont
plus à portée de leurs affaires. Baloulier est aujourd’hui presque
dépeuplé ét à moitié ruiné. Il est situé à quatre lieues de Latakie,
sur une colline peu élevée.
Notre moucre nous dispensa de camper : il nous conduisit chez
un homme de sa religion , dont la maison ne consistait qu’en une
seule chambre, occupée par toute sa famille et par des moucres
arrivés quelques instans avant nous. Nous fûmes très-surpris de
nous trouver pêle-mêle avec des femmes mahométanes qui se montraient
à visage découvert (1). Nous laissâmes placer nos lits sur
une vieille natè, au coin de la cheminée, e t , sans dire mot, nous
observâmes ce qui se passait autour de nous.
Le père e t le fils de la maison fumaient, et causaient par monosyllabes
avec les moucres e t notre janissaire dans un autre coin.
Nos deux compagnons de voyage en Elisaient autant près de nous.
(1) Nous avons eu dans la suite Occasion d’observer que les Arabes sont en gênerai
moins sévères à ce sujet, que les Turcs et les Persan», et que, chez la plupart d’entre
e u x , les femmes, dans les villages et sous la tente, ne se voilent jamais.