des malheurs, ainsi qu’à ceux qui voulaient faire une entreprise
utile. Les Arabes et les Curdes l’ont craint, parce qu’il les a toujours
combattus avec succès dès qu’ils ont commis des brigandages,
ou qu’ils ont voulu se soustraire aux impôts auxquels ils sont soumis.
Sa bravoure lui a valu l’estime de tous les gens de guerre : la
tranquillité qu’il a maintenue à Bagdad, et la justice qu’il y a fait
régner, ont fait aimer sa personne, ont fait bénir son gouvernement
5 et pour que la Porte n’eût aucune sorte de reproche à lui
fa ire, et lut même satisfaite de sa conduite, il lui a très-réguliére-
ment fait passer les revenus auxquels son pachalik est taxé. Il a en
outre entretenu à Constantinople un agent qui devait l’avertir de
tout ce qui pourrait se tramer contre lu i , et il n ’a pas non plus
négligé de faire chaque année des présens considérables aux divers
membres du divan, qui pouvaient le soutenir dans le- poste qu’il
occupe.
Ce pacha, doué, comme on vo it, de beaucoup de sagacité, lui
qui ava it, dans toutes les circonstances, donné des preuves de courage
5 qui a va it, dans tous les instans de sa v ie , montré de l ’énergie
et de l’activité ; qui s’était constamment occupé de tous les détails
de son administration, qui écoutait lui-même les plaintes des malheureux,
qui se faisait rendre compte des affaires portées au tribunal
de justice5 Suleiman, à peiné âgé de soixante-six ans, avait
pu être réduit peu à, peu à n’être plus qu’un simulacre de pacha.
Semblable à l’idole à qui on fait répondre ce qu’on veu t, il ne parlait
plus, n’agissait plus que par l’organe et l ’impulsion d’Achmed
son kiaya ; que dis-je : souvent celui-ci se dispensait de lui faire part
des actes les plus solennels de son administration.
Achmed était né à Bagdad, de parens pauvres , mais honnêtes :
son père, palefrenier de Suleiman, alors mutselim à Bassora, sollicita
la faveur de placer son fils parmi les pages de son maître.
Le jeune Achmed ne manquait ni d’adresse ni d’intelligence ; il
avait un esprit v if, un caractère g a i, une figure prévenante} il plut
au mutselim, et fut admis. Il resta à Bagdad tout le terris que dura
la captivité du mutselim, et rentra à son service lorsque celui-ci
eut obtenu sa liberté. Suleiman ne fut pas plutôt nommé pacha,
qu’il le fit instruire avec le plus grand soin, et le retint toujours
auprès de sa personne. Achmed, par la souplesse de son esprit et
une très-grande facilité dans le trav ail, par un dévouement sans
bornes et une abnégation totale de ses propres volontés, était parvenu
à capter la bienveillance de son maître, à s’en faire chérir
comme son propre fils. Un bienfait est presque toujours un engagement
pour un second 5 le pachà , d’ailleurs , était trop satisfait
de son ouvrage pour ne pas y mettre la dernière main. Aprèsl’avôir
fait passer par les places les plus honorables et les plus lucratives,
il se détermina à l ’élever au grade éminent de kiaya , et en même
tems il expédia un Tartare à Constantinople pour demander à la
Porte le titre de pacha à deux queues, qu’il obtint sur le champ.
Achmed aurait dû , pour le moment , borner là tous ses désirs.
En effet, parvenu, à trente-six ans, à l’une des premières places de
l ’Empirej déjà possesseur d’une fortune considérable; instruit dans
l ’art bien difficile de gouverner; assuré, par son argent, la faveur
populaire et le crédit des gens de guerre, de succéder à son bienfaiteur,
n’avait-il pas lieu d’être content de son sort, et d’être satisfait
de la perspective brillante qu’il avait devant lui ?
Mais est-il un terme à l ’ambition de l’homme ? Les désirs peuvent
ils cesser de tourmenter celui qui ne sut pas de bonne heure
les maîtriser?
Achmed, oubliant ce qu’il devait à Suleiman, ce qu’il devait aux
bienséances, ce qu’il se devait à lui-même, ne fut pas plutôt le lieutenant
du pacha, qu’il s’empara peu à peu de toute l’autorité, qu’il
négligea d’instruire le pacha des détails de son administration, qu’il
donna des ordres aù nom de son niaître et à son insu , qu’il exigea
qu’aucun secours pécuniaire , aucunè faveur , ne fussent accordés
qu’à sa demande ; qu’aucune punition ne fût infligée que par son
ordre, aucun emploi donné ou vendu qu’à celui qu’il protégeait ;
en un m o t, le pacha fut réduit à un état de nullité, qui fit insensiblement
regarder son kiaya comme bien plus, puissant que lui.
Aussi personne, dans Bagdad , n’aurait osé s’adresser directement
à Suleiman pour quelque affaire que ce fu t , sansi en prévenir auparavant
Aéhmed , sans avoir son assentiment.