On présumait bien cependant que le parti du kiaya triompherait :
le divan penchait pour lui. La mort du pacha, survenue naturellement
, le laissait maître de la garde ; son argent lui assurait, les
janissaires, et il s’était, dit-on, ménagé des liaisons parmi les Curdes
- et les Arabes.
Nous avions cependant à remettre au pacha la lettre du grand-
visir et celle que le cit. Verninac, envoyé de la République à Constantinople
, lui écrivait en notre faveur. Nous en fîmes part au
cit. Rousseau , qui fut d’avis que nous les présentassions nous-
mêmes au kiaya , alin d’obtenir son agrément pour notre départ ,
et des lettres de recommandation pour la cour de Perse. Le kiaya,
prévenu de notre dessein par le chancelier et interprète du commissariat,
nous fit dire qu’il nous recevrait avec plaisir. Nous nous
rendîmes donc chez lui à l’heure indiquée, avec le cit. Rousseau,
et nous fûmes reçus avec tous les égards que le commissaire des
relations commerciales et des agens de la République étaient en
droit d’attendre. Le k ia y a , après toutes les politesses d’usage , nous
-questionna beaucoup sur notre voyage de Perse, puis envoya notre
firman et nos lettres au pacha par le divan-éfendi, sans avoir décacheté
celles-ci. Le pacha ne tarda pas à nous renvoyer le divan-
f éfendi, pour nous prier de passer chez lui. Notre firman et les lettres
dont nous étions porteurs nous qualifiaient de médecins :;c’en
était assez pour que le pacha fût très-empressé de nous voir et de
nous consulter sur son état. Le kiaya joignit alors ses instances à
celles qui nous étaient faites, et nous fit promettre de revenir chez
lui pour lui faire part du jugement que nous aurions porté sur la
maladie du pacha.
Nous le trouvâmes dans un état alarmant : il avait une fièvre
très-forte; la langue sèche, noire et gercée; le ventre tendu..Son
imagination, frappée du pronostic que les médecins et l’astrologue
avaient eu l’indiscrétion de lui annoncer, ne pouvait qu’accroître
ses maux, et les remèdes qu’il prenait, accélérer le moment de sa
destruction. Ces remèdes consistaient en un opiat composé, nous
dit-on, d’opium, de bézoard et de perles, et en un jus de grenade
et de limons/loux : on donnait pour toute nourriture du pilau au
beurre,
b eurre, et pour boisson de l ’eau pure ou des sorbets aromatisés
avec f ambre et le musc. Le pacha nous demanda instamment nos
conseils, et nous pria de venir le voir le plus souvent que nous
le pourrions : il voulait surtout qu’à l ’instant même nous lui prescrivissions
les remèdes que nous jugerions les plus propres à le
soulager.
"Nous observâmes au pacha que nous étions pressés de nous rendre
à notre destination. Si vous voulez partir si promptement, nous
dit-il, dans deux jours vos firmans seront prêts ; mais, en attendant,
ne vous refusez pas à me donner vos soins.: c’est le Ciel qui
vous a envoyés dans cette ville ; il ne veut pas encore ma mort.
Nous aurions bien voulu quitter Bagdad et nous acheminer vers
la Perse, plutôt que d’entreprendre une cure incertaine , plutôt
que de rester en butte à la méchanceté. Mais, comment se résoudre
à laisser périr un homme que l’on peut sauver ? Comment résister
aux larmes de tous ceux qui l’entourent?
Nous avions avec nous un Français nommé O utrey, établi depuis
long-tems à Bagdad : il y exerçait la médecine, et y faisait le commerce;
il nous avait suivis chez le kiaya; il nous servait alors d’interprète.
Nous proposâmes au pacha de l’adjoindre à nous, à cause
de la difficulté de nous procurer ce dont nous aurions besoin, ne
connaissant pas assez la langue arabe. Le pacha y consentit volontiers.
Nous lui proposâmes aussi de faire appeler les deux médecins
persans qui l’avaient traité jusqu’alors, mais il ne voulut plus
en entendre parler : ils avaient perdu sa confiance ; ils avaient désespéré
de son état : il était bien naturel de donner la préférence
â ceux qui le flattaient, au contraire, de la possibilité de guérir.
Avant de quitter le malade nous lui fîmes promettre de ne prendre
d’autres remèdes que ceux que nous lui prescririons ; il le promit,
et tint parole : il ne prit non plus aucun aliment qui n’eût été préparé
par ses femmes dans l’intérieur du harem.
Nous laissâmes le pacha dans la persuasion que son état n’était
pas très-dangereux, et qu’à l’aide de nos remèdes il recouvrerait
la santé ' : nous en avions nous-mêmes l ’espérançe. Nous eûmes
cependant la prudence, en revoyant le k ia y a , de-ne rien dire de
Tome II . , F f f