effrayés. Nous nous étions mis à l ’écàrt sans dire mot, mais nous
étions prêts à prendre le parti que les circonstances exigeraient.
Cependant, comme cette dispute se prolongeait un peu trop' et
nou$ devenait extrêmement désagréable, nous-fîmes dire à ces Ara*
bes, par le religieux qui se trouvait avec nous, de se retirer ou de
se taire , parce que nous tirerions sur eux s’ils continuaient à nous
braver. Ils offr-rent: alors, moyennant l’argent qu’ils demandaient,
de nous accompagner jusqu’à la horde voisine. On leur dit de déposer
leurs armes, qu on leur rendrait quand il en serait tems : ils
n’y consentirent pas et nous quittèrent.
A trois lieues de là nous passâmes une seconde rivière , et nous
nous trouvâmes sur les terres de la horde arabe qu’on redoutait :
il n était pas cinq heures 5 personne ne voulut aller se présenter aü
chef. On fut dans la plus vive inquiétude tant que le jour dura.
Avant de quitter le village Ou nous avions séj ourné, l’aga avait
dit à nos moucres qu’il venait de recevoir un ordre du gouverneur
de Merdin , pour faire passer , pendant la nuit, avec une escorte
suffisante, un courrier expédié de Constantinople pour Bagdad. Il
avait propose à la caravane de se joindre à liii. Nos moucfes avaient
accepté avec la plus grande joie cette proposition ; mais ne voulant
pas s exposer à passer, pendant la n u it, avec leurs ânes et
leurs chevaux chargés , les deux rivières qui se trouvaient sur là
route, ils avaient résolu de s’avancer et d’attendre l ’aga : il avait
promis de passer à dix heures. Ne Je voyant pas paraître à minuit,
on c ru t, ou qu il ne passerait pas , ou qu’il était passé sans qu’on
l ’eût entendu. Tous les moucres étaient rassemblés, prêtant une
oreille attentive au moindre b ru it, et s’entretenant de tems à autre
des mésaventures des caravanes. Nous fûmés nous coucher peu
satisfaits de leur contenance. Nous étions endormis lorsque, à une
heu re, le religieux vint nous réveiller, pour nous dire que toute
l a caravane était sur pied, et qu’elle était fort effrayée, parce qu’on
entendait, depuis quelque tems, des hommes parler entre eux dans
le lointain. On-est a llé , a j ou ta-t-i !, à la découverte pour savoir ce
que c’est* Pourquoi craindre, dîmes-nous : c’est l’aga qui passe.
Qu’on aille promptement à lui pour l ’inviter à se reposer et attendre
un instant. Personne n’eut le courage d’aller jusqu’au chemin,
distant de deux cents pas de l ’endroit où nous étions campés , et
ceux qu’on disait avoir été à la découverte étaient à peine à dix
pas de nous.
Le i 5 , le soleil était depuis long-tems sur l ’horizon sans qu’on
eût encore pris un parti. On n’osait point se mettre en route ; on
n’osait aller se présenter au chef de la horde ; on n’osait parler à
haute vo ix , et on laissait aux ânes une sonnette qui se faisait entendre
de bien plus loin que la voix humaine. Ces animaux d’ailleurs
exprimaient de tems en tems leurs désirs amoureux d’une
manière fort bruyante et très-désagréable, sans que nos moucres
en fussent alarmés. Quelle bizarre conduite, disions-nous ! quelle
stupidité ! quelle poltronnerie ! Quoi ! c’est à pareilles gens que
le commerce s’adresse ? c’est à des hommes de cette trempe que les
négocians confient journellement une partie de leurs fortunes ?
Comment les Curdes, les Turcomans et les Arabes laissent-ils
passèr une caravane, lorsque deux hommes suffiraient pour les
rançonner toutes ? Car nous étions bien persuadés que les trois
hommes de la ve ille, dont un seul avait une lan c e , et les deux
autres un mauvais couteau de ceinture , auraient obtenu les dix
piastres qu’ils demandaient si notre présence ne les eût intimidés
et n’eût un peu rassuré la caravane.
Nous faisions de bien tristes réflexions sur l’état d’abrutissement
dans lequel sont tombés les Arméniens de ces contrées, par l'effet,
d’un gouvernement qui ne protège que les forts , qui à mis un
espace immense entre le Musulman et le non Musulman , entre
l’homme libre, exempt d’impôt personnel, et le sujet soumis à la
capitation, quand tout à coup nous entendîmes un cri de terreur,
qui fut à l ’instant répété et devint un chorus général : quelqu’un
avait apperçu au loin des cavaliers arabes. A cet aspect tous les
Arméniens de la caravane coururent l’un à l ’autre pour s’embrasser,
se demander mutuellement pardon : nous les vîmes faire des
signes de croix, baiser la terre et se frapper la poitrine. Ce spectacle
ridicule nous arracha d’abord un sourire de pitié, puis nous inspira
un tel mépris pour eux, que nous aurions presque désiré de