en cet endroit ; nous avions d’ailleurs changé de route et pris celle
de l ’est. Nous louvoyâmes une partie de la journée, luttant en vain
contre le vent et les îlots agités ; ce qui détermina le capitaine à nous
proposer d’aller mouiller au port Pétra.
C’etait la seconde fo is , depuis notre arrivée au Levant, que nous
mouillions dans ce port. Je ne balançai pas à traverser de nouveau
l ’î le , accompagné d’un domestique grec et du chiaoux : celui - ci
me fit descendre à Mitylène, chez Kangerli, drogman du capitan-
p a ch a , qui me reçut avec tous les égards dûs à un homme que
la Porte adressait à son maître. Le capitan - pacha, que je vis le
lendemain, connaissait déjà le motif de mon vo ya g e, de sorte que
nous eûmes fort peu de choses à dire à ce sujet. Le teskéré était prêt
et conçu de la manière la plus impérative : il allait être remis au
chiaoux chargé de le faire exécuter. Je croyais que notre conversation
avec le pacha se bornerait aux pouzzolanes et aux çons-
tructions maritimes qu’on allait entreprendre ; mais la révolution
qui s’opérait en France était pour la Turquie d’un intérêt trop majeur
pour que le iàvori de Sélim ne fût bien aise de s’en entretenir
avec moi. Je me vis donc forcé, par les questions qui me furent
faites, à parler des causes qui l’avaient amenée , et des résultats
qu’on en devait attendre.
Le capitan-paeha écouta ensuite, avec la plus grande attention,
ce que je lui dis touchant les intérêts politiques et commerciaux qui
unissent naturellement l’Empire othoman et la République française.
Séparés par l ’Allemagne et l'Italie , et par une vaste étendue
de mer, jamais la soif des conquêtes ne rompra, lui dis-je, la bonne
harmonie qui a si long-tems uni les deux États. Jamais la France
ne tournera ses armes contre vous : elle n’a besoin d’aucune de
vos,possessions ; elle a , au contraire, le plus grand intérêt à s’opposer
aux vuès d’agrandissement des deux puissances qui vous
menacent sans cesse , et qui finiront tôt ou tard par vous expulser
de l’Europe si vous ne changez votre système de défense, si vous
n’avez à leur opposer des armées aussi disciplinées et aussi instruites
que les leurs. Voyez les progrès qu’a faits la Russie depuis
Fierre-le-Grand , depuis que ses soldats savent manier l’arme
européenne,
européenne, depuis qu’ils attaquent et se défendent avec art et méthode
; depuis qu’attentifs à la voix de leurs officiers , ils donnent
ou reçoivent la mort sans s’ébranler, sans se désunir. Vous êtes la
barrière que l’Europe doit leur opposer. Si vous cédez votre capitale
, si yous vous repliez en A s ie , ces hommes, condamnés aux
travaux les plus pénibles, privés de toutes les douceurs de la vie,
sortiront presque tous à la fois de leurs grottes enfumées ; ils abandonneront
les froides contrées qui les ont vu naître; ils se répandront
en Europe et en Asie , comme firent jadis les Goths, les Visi-
goths, les Normands et les Vandales. Et qui pourra les* arrêter dans
leur émigration lorsqu’ils auront goûté les fruits savoureux de vos
Climats, lorsqu’ils se seront enivrés de nos vins, lorsqu’ils auront
vu combien la terre est libérale sous un ciel tempéré?
Si l’Autriche, ajoutai-je, ne peut venir à bout d’envahir l ’Italie,
craignez pour la Bosnie, pour la Servie et pour la Grèce, Elle veut
s agrandir ; elle ne peut le faire qu’à vos dépens. Belgrade, ce bou-
levart de votre Empire , tombera à la première occasion si vous
n ’y entretenez une garnison nombreuse et une artillerie formidable.
La Fra&ce est la seule puissance qui puisse retarder, empêcher
même votre ruine ; et la France républicaine sera bien plus puissante
que la France monarchique. Désormais l’intérêt national ne
cédera point à des considérations particulières, à des arrangemens
de famille. Croyèz qu’on ne vous aurait pas enlevé la plus belle et
la plus fertile de vos provinces (r) si la République française eût
existé quelques années plus tôt.
| Nul m otif de désunion ne pourra s’élever entre la France et l’Empire
othoman, tant que nos agens seront respectés et nos négocians
protégés. Le commerce que nous venons faire chez vous est trop
avantageux aux deux États pour le discontinuer- Nous trouvons
dans vos ports un débouché à nos denrées coloniales et aux produits
de notre industrie-, dont vous avez le plus grand besoin , et
nous prenons en échange des marchandises qui alimentent nos
{1) La Crimée.
Tome II. D d