frétâmes en conséquence une germe, et nous attendîmes que le tems
nous permît de mettre à la voile.
Depuis plus d’un mois les vents de nord et d'ouest obstruaient
l ’einbouchure occidentale du N i l, et y formaient une barre extrêmement
dangereuse. Un grand nombre de germes mouillées à
Alexandrie et à Aboukir attendaient que le reys du Bogas leur eût
fait dire que le passage était libre, et qu’on pouvait entrer dans le
fleuve sans danger. Cet avis arriva le a3 ventôse, et dès le 2.4> ^
deux heures du matin , nous nous empressâmes tous de déployer
les voiles et de partir.
Le vent soufflait du sud-ouest : la mer était peu agitée. Nous
arrivâmes dans six heures au Bogas (1). Déjà plusieurs germes qui
nous précédaient, étaient entrées sans obstacles dans le Nil : un
grand nombre venait après nous ; quelques-unes voguaient à nos
côtés. Nous distinguâmes la cayasse du reys; nous dirigeâmes vers
elle. Le re y s , qui nous reconnut à la flamme tricolore que nous
avions arborée, manoeuvra pour venir à notre rencontre, et recevoir
l ’étrenne que les étrangers ont coutume de lui donner ; mais
nous avions à franchir un espace sur lequel les eaux de la mer
venaient se mêler avec celles du fleuve, et se briser contre les sables
du fond. Les vagues étaient écumantes, le vent était frais et nous
venait de côté. Nous marchions avec la plus grande rapidité, lorsque
tout à coup, la germe sillonna le sable, et s’arrêta. Nos matelots
, .munis de longues perches, furent très-prompts à les lancer
au fo n d , tant pour empêcher la germe de chavirer, que pour la
soulever et la faire avancer. Ils réussirent heureusement : nous ne
restâmes pas une minute dans cet état; nous sillonnâmes encore
quelques instans sans trop nous arrêter, et nous nous trouvâmes
hors de la barre sans avoir connu tout le danger que nous avions
couru.
Les germes sont de gros bateaux non pontés, qui ont leurs bords
(1) C’est ainsi qu’on nomme l ’embouchure du fleuve. Bogas , en turc, signifie
gosier t on donne également ce nom aux détroits.
épais
C H A P I T R E V. 49
épais et solides, et leur quille arquée, plus basse sur le devant que
sur l’arrière et le milieu : on a cru devoir leur donner cette forme
afin qu’elles pussent franchir plus aisément la barre du fleuve.
Elles portent deux mâts, trois voiles latines d’une grandeur considérable,
et ont dix à douze hommes d’équipage.
Lorsqu’une germe, en passant le Bogas, a le malheur de toucher
le fond et de s’engager dans le sable , si les mariniers, avec leurs
perches, ne la mettent promptement à flot, elle périt indubitablement
, parce que le vént et les vagues la font bientôt chavirer.
D ’a illeurs, les lames d’eau, qui ne tardent pas à remplir la germe,
l’enfoncent dans un sable léger et mouvant, et lui ôtent en peu de
minutes tout espoir de salut. Les mariniers gagnent quelquefois à
la nage les rives du fleuve. Le reys s’attache plus ordinairement à
sauver les étrangers, par l ’espoir d’une récompense ; mais le plus
souvent on périt après avoir lutté contre les flots agités.
Si notre germe fut la Seule à toucher, c’est qu’elle était l’une des
plus grosses, et que le patron avait, indépendamment de nos effets,
chargé comme à son ordinaire, quoiqu’il se fût engagé par écrit à
ne recevoir que demi-eharge, et qu’il eût été payé en conséquence;
mais la cupidité raisonne toujours m al, et très-souvent fait faire des
sottises.
L ’embouchure occidentale dû Nil a plus de deux milles de largeur.
Lorsque la mer n’est pas trop agitée par les vents de nord et
d’ouest, et que l’on espère que le passage sera bon, il y a des mariniers,
connus sous le nom de reys du B og a s, chargés de sonder
et de reconnaître les endroits par où les germes peuvent passer.
Ils montent un petit bateau nommé cayasse s qui porte dèux ou
trois petites voiles latines, et qui n’enfonce pas au - delà de deux
pieds.
Lorsque nous eûmes dépassé cette barre dangereuse, nouS nôus
crûmes transportés dans une autre région : les eaux -étaient calmes
: le vent ridait à peine leur surface. Les rives du fleuVû étaient
peu élevées, et partout couvertes de verdure : un grand nombre
de plantes et d’arbustes croissaient au bord de l’eau et dans les
champs fertiles d’alentour. Le fleuve même était en quelques
Tome I I . G