quelque acte de barbarie, quelque exécution révoltante, quelque
crime nouveau. Jainaisaucun tyran, aucun usurpateur n’arépandu,
de sang-froid et sans motif, autant de sang humain que Dgézar :
personne n’a fait périr plus d’innocens , n’a mutilé plus d’individus
, n’a fait verser plus de larmes. Moyennant l’argent qu’il distribue
autour du trône, cet homme astucieux se moque des firmans
et des capidgis. Du fond de son palais il brave, depuis vingt-cinq
ans, l ’autorité du sultan lorsqu’elle contrarie ses vues ; il pressure
de tems en tems les riches ; il met â contribution les cultivateurs
en leur prêtant de l’argent à un intérêt excessif; il fait le monopole
des grains et des autres denrées ; et Dgézar parcourra sa carrière,
tant le sultan est faible, tant le divan est corrompu, tant est fort,
chez un peuple avili, le lien qui attache à la vie.
Achmet, surnommé Dgézar , est né en Bosnie dé parens pauvres
et obscurs. Son caractère féroce s’est développé de. bonne heure ; il
n’avait pas encore dix-sept ans, qu’il poignarda, assure-t-on, une
femme qu’il aimait, et dont il ne put obtenir les faveurs.
Obligé de quitter sa patrie à la suite de ce meurtre^, il s’ embarqua
comme matelot, sur un petit bâtiment qui faisait voile pour
la Turquie ; mais son humeur farouche, son orgueil insupportable,
e r surtout son désir de dominer, lui aliénèrent bientôt l’esprit de
ses camarades. Il eu t, dans une courte navigation, plusieurs démêlés
avec eux; il en vint plusieurs fois aux mains; de sorte qu’il
se vit forcé de les quitter, et d’errer à l’aventure dans la Ro-
mélie et dans la Natolie. Réduit à la plus affreuse misère, il se
vendit lui-même à un marchand turc, qui amenait des esclaves en
Égypte.
Arrivé au Caire, il consentit sans peine à renoncer à la religion
de ses pères , et embrassa celle de Mahomet. Exposé en vente, sa
bonne mine et sa forte constitution lui valurent la faveur de passer
au service d’Ali-Bey, L à , Achmet ne tarda pas à se faire remarquer
par son adressé aux exercices du corps ; et par son entière et aveugle
soumission aux ordres de son maître.
C’est surtout lorsqu’il s’agissait de quelque exécution sanglante,
de faire tomber la tête d’un b ey , d’un cachef, ou mettre un village
à
C H A P I T R E IV.
à feu et à sang , qu’il paraissait le plus empressé, et qu’on lisait
d’avance dans ses yeux le plaisir de voir couler le sang.
A la suite de plusieurs actes de sa froide atrocité, il reçut de ses
camarades, de son maître même le npm de D gé za r, qui veut dire
boucher, égorgeur. Depuis ce tems il porte avec orgueil ce nom,
qu’il n’a que trop bien mérité ; celui d’Achmet lui fut donné lorsqu’il
se fit mahométan.
Élevé rapidement jusqu’au rang de. cachef, son courage, son
audace et la faveur d’Ali l ’auraient porté sans doute à la première
dignité de l’É tat s i, par un scrupule dont il ne paraissait pas capable,
il n’eût hésité à apporter à son maître la tête d’un bey (1) dont
il voulait se défaire. Dgézar apprenant, quelques jours après, que
des Arabes avaient rempli la commission, et sachant fort bien que
déplaire à un tyran c’est recevoir la sentence de mort, il s’échappa
furtivement du Caire en 1772, et s’embarqua pour Constantinople.
Mais comme il n’avait ni argent ni crédit, la capitale ne lui offrit
point de ressources : plusieurs mois se passèrent en sollicitations
inutiles. Il fallut alors se résoudre à tenter fortune ailleurs; un navire
qui faisait voile pour Barut détermina Dgézar à s’embarquer.
Arrivé en Syrie, il pénétra dans les montagnes de Kesrouan, et
vint offrir ses services à Youssef, émir des Druses. Le prince le
reçut très-bien, et lui donna des lettres de recommandation pour
le pacha de Damas, auprès duquel Dgézar se rendit peu de tems
après. Le pacha lui donna le titre d’aga et le commandement de
cinquante hommes. Dgézar se flattait bien qu’il était fait pour de
plus grands emplois, mais il se résigna, en attendant, avec les se-<
crêtes inquiétudes de l ’ambition, l’occasion de se signaler. Elle ne
tarda pas à se présenter.
Barut, la seule ville maritime qui appartînt aux Druses, était
menacée par les Turcs et les Arabes. Youssef en voulait confier le
commandement à un homme aussi habile que courageux ; il jeta
les yeux sur Dgézar. Mais à peine celui-ci fut-il établi dans Barut ,
(1) De Saleb-Bey , gouverneur de la province de Charkiéh ; il fut tué par une
troupe d’Arabes à l’instigation d’A li.
Tome II. K k