extorsions forent au point que le sultân , obsédé de plaintes, se
crut obligé d’envoyer à Alep un homme qui fût en état de les
punir : il jeta les yeux pour cela sur un simple a g a , nommé Abdé-
raman, qui résidait au Beylan, et possédait ce v illage, ainsi que
ceux d’Alexandrette et d’Arsous.
Abdéraman était regardé comme un homme de bien : il passait
pour courageux et capable d’exécuter un coup de main avec autant
de célérité que d’intelligence ; il était aimé dans les trois villages
dont il était seigneur, parce qu’il y faisait régner la justice, ét que,
satisfait de ses revenus légitimes, il laissait aux habitans récolter
en paix le fruit de leurs travaux. Le pacha d’A lep , dont il dépend
ait, n’avait jamais eu à se plaindre de lu i, parce qu’il payait régulièrement
l’impôt auquel ses trois villages étaient soumis , et qu’il
protégeait les caravanes autant que ses faibles moyens pouvaient
le lui permettre.
Le pacha d’A lep ayant été chassé par les schérifs, et ne pouvant
y rentrer par la force des armes, Abdéraman fot nommé à sa place.
L a Porte, en lui envoyant les deux queues et le firman de son élévation
| lui avait donné l’ordre secret d’agir comme il le jugerait
à propos pour réduire à l ’obéissance le6 schérifs, et leur ôter les
moyens de se révolter une autre fois.
Abdéraman marcha vers Alep avec soixante hommes seulement.
Arrivé aux portes de la v ille , il s’arrête , et fait signifier aux notables
assemblés le firman du grand-seigneur. Le ton qu’il prend en
s’adressant aux notables et surtout aux schérifs , est plutôt celui
d’un suppliant que d’un homme investi d’un grand pouvoir. Il fait
observer que la garde qu’il a avec lui ne peut en imposer à personne
, et doit prouver à tous que ses vues sont aussi pacifiques,
que son impuissance de nuire est démontrée ; qu’au surplus il offre
un pardon général, un oubli du passé, invitant tout le monde à
rentrer dans l’ordre et vaquer avec sécurité à ses affaires. Malgré
les assurances d’Abdéraman et la faiblesse de sa garde, les schérifs
tinrent pendant huit jours les portes-de la ville fermées , et
refusèrent avec opiniâtreté de recevoir un pacha dans leurs murs.
Cependant Abdéraman se montra si dou x, si b o n , si généreux ;
il promit tant aux schérifs de fermer les yeux sur leur conduite ;
il leur fit surtout tellement sentir l’avantage pour eux d’avoir un
pacha faible et toujours dans l’impuissance d’agir contre eu x , au
lieu d’un autre,que le sultan pourrait envoyer avec des forces considérables,
que les schérifs se laissèrent fléchir, et qu’ils ouvrirent
les portes de la ville à Abdéraman ; ils lui permirent même de se
faire reconnaître en sa qualité de pa cha , avec tous les honneurs
dûs à son, titre.
Abdéraman continua quelque tems à caresser les schérifs et à
fermer entièrement les yeux sur leurs brigandages ; mais il ne négligeait
rien pour se faire un parti dans la ville. Il n’eut pas de
peine à attirer à lui un grand nombre de mécontens, et à se concilier
les janissaires, qui rougissaient de la nullité dans laquelle ils
se voyaient réduits. Mais les personnes sur lesquelles le pacha
comptait le plus, c ’étaient les habitans de ses trois villages : il en
fit venir secrètement un grand nombre, et lorsqu’il se crut assez
.fort il fit courir tout à coup sur les schérifs, qui, pleins de sécurité,
étaient épars dans la ville et vaquaient isolément à leurs affaires.
On en tua en un jour plus de huit cents, et on en saisit presque
autant. Mais comme les jours suivans on ne put en tuer ou en saisir
qu’un très-petit nombre, parce quë tous étaient cachés, et qu’une
perquisition générale dans les maisons est contraire aux moeurs et
aux lois turques, Abdéraman cessa toute poursuite, et fit proclamer
un pardon général pour tous ceux qui restaient, à condition
qu’ils sortiraient sur le champ de la ville et s’en éloigneraient pour
quelque tems, ajoutant que tous ceux qui seraient trouvés le lendemain
dans A lep , seraient punis de mort. Ces malheureux , qu’une
mort certaine devait atteindre tôt ou tard s’ils refusaient d’obéir,
s’empressèrent de profiter de l ’offre qui leur était faite. Ils sortirent
presque tous de leur retraite, et gagnèrent, par des chemins
divers, les portes de la ville, afin de s’éloigner au plus vite d’un
lieu où il n ’y avait plus de sûreté pour eux. Mais le perfide pacha
avait fait poster une partie de ses gens sur toutes les avenues, avec
ordre d’arrêter et de conduire dans les prisons tous les schérifs qui se
présenteraient. On en arrêta par ce moyen environ quinze cents.