qui conservé encore le nom et l ’apparence d’un village, sans trouver
personne qui voulût nous donner un asyle. La cupidité même,
cette idole des Mahométans, ne pouvait déterminer aucun habitant
à loger chez lui des réprouvés, des chiens de Chrétiens, et nous
avions déjà plusieurs fois proposé à notre moucre et à notre janissaire
de nous mettre sous la tente, de nous faire entrer dans quelque
citerne, dans quelque catacombe, ou de nous abriter parmi les
ruines de quelque ancienne habitation, lorsqu’un moulin à farine
nous fut offert. Ce moulin, au milieu duquel étaient une meule et
un cheval pour la faire tourner, était heureusement de forme carrée.
Nous nous établîmes tous aux angles en prenant la précaution
de ne pas étendre nos jambes , parce qu’elles auraient été
rencontrées par celles du chev al, tellement ce moulin était peu
spacieux.
En arrivant à Saarmin nous apprîmes ce qu’on avait eu soin de
nous cacher; savoir : que les enyirons d’Alep étaient infestés de
voleurs, au point qu’aucun voyageur, aucune caravane , ne pouvaient
passer sans être dépouillés. Notre moucre, à qui des Arabes
avaient enlevé trois chevaux dans un précédent vo ya g e , nous
signifia qu’il ne partirait pas si nous n’avions une escorte suffisante,
ou s’il n’arrivait une caravane qu’on attendait de Damas.
Comme il était possible que la caravane tardât long-tems à paraître
, il fallut songer à nous procurer l’escorte que le moucre exigeait.
Un facteur européen, venu d’Alep pour faire un achat de grains,
nous ayant fait espérer qu’un aga de ses amis, demeurant à deux
lieues de Saarmin, nous fournirait dix cavaliers pour vingt-cinq
ou trente piastres , nous le priâmes d envoyer sur le champ un
exprès à cet aga.
Cependant la caravane arriva lé soir même : elle avait été attaquée
à deux lieues de Saarmin, et avait repoussé les Arabes, qui
s’étaient présentés plusieurs fois au combat. Elle était redevable
de ce succès à quinze fusiliers qu’elle avait pris en route, et à
quelques negocians turcs, qui s étaient battus avec le plus grand
courage. Malheureusement un de.ces derniers avait reçu, de fort
lo in , un coup de lanoe qui lu; avait arraché un oeil et emporté
une partie du visage. Il é ta it, disait-on, resté deux Arabes sur
la place.
Ce fut vers les onze heures du soir que nous reçûmes la réponse
a notre lettre. L ’aga nous disait qu’ayant envoyé tous ses gens à la
poursuite des Arabes, qui lui avaient enlevé ses troupeaux, il était
dans l ’impossibilité de nous fournir les dix cavaliers que nous lui
demandions. ‘
Le lendemain nous reconnûmes aisément qu’on ne partirait pas
si on ne prenait une nouvelle escorte. La frayeur s’était tellement
emparee de notre moucre ; ainsi que de tous ceux qui composaient
la caravane de Damas, que personne n’opinait dé se mettre en
route. Tous craignaient d’être de nouveau attaqués par les Arabes,
qui avaient à venger la mort de deux d’entre eux , et qüi devaient
certainement, disait-on , se réunir et se montrer en plus grand
nombre, afin d’avoir leur revanche et se dédommager du mauvais
succès qu’ils avaient eu la veille. -
Cependant on ne prenait aucun parti : nous étions menacés de
séjourner à Saarmin aussi long-tems que la peur eût duré, si nous
ne nous fussions déterminés à écrire au cit. B icho t, négociant à
A lep , faisant fonction de commissaire, et à lui expédier un exprès
pour lui faire part de notre position, et le prier d’aviser aux moyens
de nous en tirer. Il nous envoya vingt-cinq Curdes de la garde du
chateau. «Partez, nous disait-il, sans rien craindre : les hommes
» que je vous envoie sont braves, et capables de repousser, aveo
» leurs fusils, trois cents Arabes; car céux-ci ne sont armés que de
» lances, »
La caravane de Damas, que notre escorte rassurait , se mit en
marche le 17 novembre , à une heure avant le jour. Nous partîmes
après le lever du soleil, et nous accélérâmes nos pas afin d’arriver
de bonne heure à A lep : la caravane, de son côté, ralentit les siens
pour ne pas se trouver avant nous au passage dangereux de Tell-
Sergié, de sorte que nous l’atteignîmes à trois lieues de Saarmin.
A notre aspect, les hommes témoignèrent leur joie par une décharge
de leurs fusils ; les femmes nous saluèrent par un alléluia général.
Il est à remarquer que l’alléluia ou cri de joie des femmes de
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