92 V O Y A G E au L E V A N T
nous venons de dire, il faut qu'il
s'achemine vers l'Eglife la vue baiffée
en t e r r e , q u e fongeant au refpeft
qu'il doit au lieu faint où il va,
i déchauflè fes fouliers à la porte.
C e l l pour cela que les Orientaux,
qui font obligez d'y aller tant de fois
par jour, ont imaginé une maniere
de chauiTûre , qu'ils peuvent aifément
défaire fans fe courber & fans
porter les mains à leurs pieds. Ils
les appellent Tapouches, & elles
doivent pluftoft être appellées des
Pantoufles ou mules que des Souliers.
La couleur en eft differente
jaune, rouge, bleuë, noire &c. Les
Turcs & les Francs les portent ordi-
Prophete , les bien heureux feftateurs
de fa Loi ne devoient en couvrir
que leur téte , ou tout au plus
n'en parer que les parties les plus
elevées & les plus honnêtes de leur
corps ; qu'il ne falloir pas la ravaler
5ar un mépris infupportable jufqu'a
a mettre aux pieds, & en fouler la
bouë comme on faifoit impunément
dans tout fon Empire, & même les
Giaours, les Chifoutlers (c'eft ainii
qu'ils defignent les JuifsJ & tous les
autres Murdars c'eft à dire impurs,
fans aucune diftinflrion. Cha-Abbas
qui étoit le Prince le plus accompli
de tout l'Orient & dont les belles
qualitez lui attiroient l'affedtion
naircment jaunes , les Armeniens!de tous les peuples, voiant quel'inrouges
, les Grecs violettes , & les juftice des 0[maniis ou Ottomans
Juifs noires: mais pas une de ces Na -
tions n'oferoit prendre la hardieife
d'en avoir de vertes, auflî longtemps
avoit pour but d'ôter aux hommes,
s'il lui étoit poffible, l'ufage d'une
couleur que la Nature leur a fi libequ'il
demeure dans les Etats du Grand paiement donnée, & les réduire à
Seigneur, au Heu que tout le mon-'n'ofer porter à leurs fouliers ce que
de le peut faire dans la Perfe. Ce cette bonne Mere a répandu fur touferoit
un crime à un Chrétien qui te la face de la terre, & même fous
demeureroit en Turquie de porter aux leurs pieds , ce prince, dis-je, aima
pieds une couleur qui paffe pour fa- mieux detourner un fi ridicule delTein
crée chez les Mahometans à caufede par une raillerie fpirituelle, que de
l'affeftion que lui portoit leur Pro- j lui faire l'affront que méritoit une
phete, & les vrais Mufulmans qui ne demande fi déraifonnable. Il fit
mettent cette couleur fur leur téte • donc femblant d'accorder au Grand
qu'avec un grand refpefl: , & qui Seigneur ce qu'on demandoit de fa
n'en permettent l'ufage qu'à leurs'part, & il promit à l'AmbaiIâdeur
Emirs, à qui ils donnent le Turban qu'il feroit deffendrc à tous fes fujets
vert, pour marque qu'ils font de la ^ & à tous ceux qui demeuroient dans
famille de leur Legiflateur & de leur les pais de fon obeïiTance , de ne
Prophète, ne pourroient ailèuré- plus porter à leurs pieds la couleur
ment la fouffrir aux fouliers d'un du Prophcte , ajoutant en même
Giaottr. La reponfe que Cha Ah- temps qu'il étoit ailèuré que dés qu'-
fe s ^ l r i i r d o n n a fur ce fujet à un Ambaf-,il en auroit fait publier l'ordonnanfadeur
que le Grand Seigneur lui!ce, on ne verroit plus porterdefouplaifante
avoitenvoié, eft trop pleine d'efprit,
liers verts dans toute la Perle : Mais
qu'avant que de faire publier cet or-
i b b a f " pas rapportée ici. Cet _
un Am-AmbaiTadeur qui ne voioit qu avecjdre, le Grand Seigneur qui paroifbatTadeur
un grand déplaifirque dans toute lajfent avoir tant de zele pour cette cou-
Perfe , tant les Chretiens que les leur, en devoit faire publier iin autre
Turcs portoient des fouliers & des
bas verts, demanda au nom de fon
Prince à Cha-Abbas qu'il lui plût de
faire defenfe à tous fes fujets de profaner
plus longtemps, ni de porter à
leurs pieds une couleur qui devoit être
en vénération à tous les vrais Mahometans:
qu'il favoit fort bien que comme
ç'avoit été la couleur favorite du
par tout fon Empire, fur le même
fujet. Ne favez vous pas, dit ce
Prince à l'AmbaiIâdeur, que vôtre
maitre voit tous les jours fans s'e;i
mettre en peine, qu'on deshonore
dans fes états la couleur de Mahomet
plus qu'on ne fait en Perfe. Dans
les miens 1 on ne porte aux vétemens
& aux fouliers qu'un vert mort, au
lieu
enEG YPT E,
lieu qu'en Turquie toutes les bétes
déchargent impunément leur ventre,
& font leurs ordures fur cette même
couleur vivante que nôtre Prophète
aimoit. Allez donc dire à vôtre
Maitre qu'il empêche prémierement
toutes les bétes de fon Empire de falir
déformais de leur fiente , & de
fouler à leurs pieds l'herbe comme
elles font continuellement, & après
cela je fautai bien empêcher mes fu
jets de porter à l'avenir des fouliers
verts. LElchi ou Ambaffadeur Tur c
remarquant bien que Cha-Abbas fc
mocquoit de la folie de fa demande,
fortit du Tataro qui eft le lieu où les
Rois de Perfe donnent ordinairement
audience aux AmbaiTadeurs,
& alla reprendre fes Papouches jaunes
qu'il avoit laiiTées à la porte,
comme on fait à l'entrée des Mofquées
& des autres lieux auxquels
on doit du reipeft.
Continu- fetoit à fouhaiter que tous les
ation des Chrétiens qui n'ont pas aflèz de readesexte
fpea pour les Temples, & qui n'ont
aucune attention aux prieres qui s'y
m ''"dèsfont , culTent quelque moien d'ob-
Torcs. ferver de quelle maniere les Turcs
s'acquittent de l'etroitte obligation
où font tous les hommes d'adorer
Dieu avec humilité & avec application
a'efprit : fans doute qu'ils apprendroient
d'eux à n'entrer pas
dans l'Eglife avec une ame fouillée
de crimes , lors qu'ils verroient que
les Mahometans ont tant de foin de
fe laver des moindres faletez dont
leurs corps ou leurs habits peuvent
être tachez. Ils laifferoient auflî à
la porte de leurs Temples toutes les
affaires du monde, & ils n'enparleroient
point, comme il n'y en a que
trop qui le font, dans les lieux qui
font deftinez à la prière , s'ils faifoient
refléaion fur ce que les Turcs
n'entrent jamais dans leurs Mofquées,
fans quitter leurs fouliers à la
p o r t e , & que pendant la priere ils
gardent un filence grave & une contenance
modefte qu'on nefauroitaffez
eftimer.
C'eft auffi en confideration de
cette priere fi fouven t repetée, & avec
tant de gravité , que les Ottomans
croyent que Dieu les a rendus Mai-
S Y R I E . &c. 93
très d'un des plus beaux pajs qui
foient dans les trois plus be les parties
du monde.
Mais afin de ne s'en rapporter pas
entièrement à ce que les Mahometans
en difent j'ajouterai ici ce que
M'. Grelot rapporte qui lui arriva un
jour avec un Chrétien Grec, au fujet
du peu de rcfpeft qu'on a pour
les Eglifes, Ce Grec, dit-il, étoit
de Conftantinople âgé de plus de
quatre vingt ans , & fils d'un Pere
qui en avoit vécu plus de Cent,
auflî bien que fon ayeul. Il demeuroit
auprès de S. Sophie, & comme
il me voioit fouvent entrer dans le
Portail de cette Eglife , il eut peur
que ces fréquentes vifites que je rendois
à la Mofquée ne vinfent d'une
envie de changer de Religion, ou
qu'elles ne me iniflint en tel danger,
que je fuflè contraint de le fairej
Ainfi poufle d'un zele de charité il
m'aborda , & me pria de lui dire
quel étoit le motif qui me portoit à
aller fi fouvent vifîter S.Sophie; Je
lui repondis que la feule beauté de ce
Temple m'y attiroit , &c que je ne
pouvois me laflTer de regarder un lieu
qui avoit fi longtemps fervi aux
Saints Myfteres de a Religion
Chrétienne. Le bon vieillard me
prit tout tremblant par la main, &
me dit les larmes aux yeux. M t
mon enfant ! Si nos Teres n'étaient
jamais entrez qu'avec refpeâî dans
S. Sophie , comme les Turcs font aujourd'hui
, nous ferions encore les
Maitre s de cette Eglife, mais, continua
t'il , ®ziB qui eft jaloux de
l'honneur de fa matfon a puni plus
févérement ce crime des Grecs , que
tous les autres péchez qu'ils pouvoient
avoir commts. La dcfllis il me
raconta au long ce qu'il avoit fouvent
oui dire à fon Grand-pere fur
ce fujet , & il me dit entre autres
chofes que l'orgueil étoit monté fi
haut fous le regne des derniers Empereurs
Chrétiens d'Orient que les
perfonnes de qualité , & celles qui
avoient quelque bien , entroient
même à cheval dans cette Eglife, ou
s'y faifoient porter en litiere, de forte
que fouvent elle étoit falie de l'ordure
de ces animaux. Et il ajoutoit
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