tempêtes et des mers en courroux, quel délicieux
contraste ! Un vaste bassin tranquille et bien fermé ;
autour de nous divers navires dont les équipages vaquaient
paisiblement à leurs fonctions; sous nos yeux,
à terre, les modestes maisons de bois de Talcahuano,
dont les habitants s’éveillaient aussi pour les travaux
de la journée ; mais encore mieux que tout cela, ces
riantes collines de la presqu’île, peuplées tour à tour
de forêts, de jardins et d’humbles vergers au mili eu
desquels le chant des oiseaux se mariait aux cris si
variés des divers animaux domestiques, tout en excitant
notre admiration, pénétraient nos coeurs de sentiments
indéfinissables de bien-être et d’espérance. Depuis
longtemps on a dit que la vue seule de la terre
fait du bien aux personnes atteintes du scorbut. Durant
le cours de ma carrière maritime, ce triste mal
m’ayant toujours été étranger, je n’avais pu m’assurer
de l’exactitude de ce fait ; mais je pus cette fois en
voir un exemple bien saillant.
Des malheureux que le fléau avait déjà si cruellement
frappés qu’ils pouvaient à peine faire quelque
mouvement, éprouvèrent une certaine vigueur au
simple aspect de la terre, et leur visage reprit même
un peu du coloris qu’il avait complètement perdu.
J’en tirai sur-le-champ un heureux augure, car je
prévis que le repos, l’air de la terre et des aliments
sains et abondants allaient promptement remettre
sur pied les malheureux que le mal avait
terrassés.
Toutefois il était grand temps d’arriver, surtout
pour la Zélée, maltraitée bien plus encore que nous.
M. le capitaine Jaçquinot qui se rendit à mon bord dès
six heures et demie du matin, m’annonça qu’il avait
quarante scorbutiques, dont trente-deux alités. L’un
d’eux, nommé Lepreux, avait succombé le 1er avril,
et cinq ou six autres étaient si bas qu’ils n’eussent probablement
pas résisté à huit jours de plus passés à la
mer. Les officiers étaient eux-mêmes obligés de donner
la main dans les virements de bord, tant l’équipage
était faible.
Les états-majors s’étaient mieux soutenus, grâce
sans doute à la nature des aliments un peu moins
échauffants, et à l’exposition moins prolongée aux influences
du froid et de l’humidité. Pourtant dans ce
nombre même quelques-uns commençaient à éprouver
les avant-coureurs du scorbut. Les deux; capitaines,
comme plus avancés en âge sans doute, en présentaient
des symptômes évidents. Depuis quinze jours
j’étais dans un état de langueur général, avec affaiblissement
des membres, suivi d’un dégoût prononcé pour
toute espèce d’aliment. M. Jaçquinot déclara qu’il se
trouvait dans une situation semblable, et nous fûmes
bientôt frappés en considérant notre état d’émaciation
et la mine singulière que cela nous donnait. Probablement
quelques jours de plus de cette triste navigation
auraient suffi pour renouveler sur nos deux navires ces
affreuses catastrophes qui étaient encore si fréquentes
pour les navigateurs du dix-huitième siècle*.