ces malheureux étaient réduits à un tel degré d’affaiblissement
qu’ils ne pouvaient pas faire un seul mouvement
sans éprouver de cruelles souffrances. Il fallait
les transporter à bras sur des cadres ; d’autres, qui
n’étaient pas encore tombés si bas, ne pouvaient
néanmoins se remuer qu’avec beaucoup de précautions.
Tous, au reste, avaient des figures pâles, émaciées,
et faisaient vraiment compassion à voir ; car sur
leurs traits plombés et décharnés, il était facile de
lire les traces de leurs longues souffrances. Mais à la
vue de la terre, déjà l’espoir était rentré au coeur de la
plupart d’entre eux ; et tandis qu’ils mettaient les pieds
hors du navire, plusieurs s’efforçaient de sourire en
disant qu’ils espéraient sous peu de jours revoir leur
vieille Astrolabe. Ces dispositions de leur part me
firent grand plaisir, et me prouvèrent que je pouvais
encore compter sur leur fidélité et leur dévouement.
Dès qu’ils furent partis, on s’occupa à bord d’une
opération non moins importante, celle de nettoyer et
de purifier le navire dans toutes ses parties : chose qu’il
est toujours difficile de faire d’une manière satisfaisante
, comme on peut le penser facilement, partout
où se trouve amoncelé un trop grand nombre de
malades.
Vers deux heures après midi, deux beaux navires
baleiniers vinrent mouiller près de nous, YHévaet le
Georges, tous deux appartenant au port du Havre. Le
capitaine du premier, Le Lièvre, s’empressa sur-le-
champ de me rendre sa visite. Il venait de compléter
en peu de temps la moitié de sa cargaison d’huile sur
la côte du Chili, et se promettait de passer la saison «*»•
d’hiver près l’île Quiriquina, tout en tentant encore
chaque jour la fortune, comme ses confrères, pour
travailler à son plein. Il rendait un compte satisfaisant
de la conduite de sçs matelots. Au reste, toutes les fois
qu’un baleinier a eu l’avantage d être heureux au début
de sa pêche, il a beaucoup moins à craindre la
désertion dans son équipage ; car l’intérêt retient ses
matelots à bord. Mais il en est tout autrement quand,
au bout de douze ou quinze mois, la pêche a été stérile;
le matelot s’ennuie, se dégoûte et quitte son navire
partout où l’occasion s’en présente. Au reste, le capitaine
Le Lièvre avait la réputation d’un homme intelligent
et, ce qui est encore plus avantageux, d’un
pêcheur heureux.
Le jour suivant, dans la matinée,le capitaine du 10.
Georges vint à son tour me rendre sa visite. C’est un
jeune homme, nommé Gaspard, de bonne mine, d’une
tournure agréable et d’un bon ton, natif de New-York,
aux Etats-Unis d’Amérique ; il était naturalisé français,
ce qui donnait à ses armateurs le droit de participer
aux primes accordées par le gouvernement.
Le Georges, du Havre, est un fort beau navire de 500
tonneaux, qui peut recevoir 3,000 barils d’hüile. En
moins de deux mois, il en avait rempli 1,800 aux environs
de l’île de Chiloë; mais depuis le 11 décembre
dernier, il n’avait plus vu une seule baleine, et c est
ce qui l’avait décidé à venir faire une halte devant
Quiriquina.
M. Gaspard aurait bien désiré pouvoir aller tenter