M. Bardel m’annonça qu’en ce moment les autorités
étaient assez bien disposées envers les Français,
bien qu’un incident arrivé dernièrement eût un peu
diminué la bonne harmonie qui régnait entre les deux
nations. Un baleinier français entrant dans un port,
n’avait déclaré sur son manifeste que 150 barils
d’huile, au lieu de 1500 barils dont sa cargaison se
composait déjà. La fraude fut reconnue, et l’autorité
chilienne voulut retenir le navire en garantie de l’amende
encourue. Vainement le capitaine baleinier,
pour s’excuser, protestait que c’était une erreur matérielle
due à l’omission d’un 0 dans le chiffre; les
Chiliens n’entendaient pas raison. On ne sait trop ce
qui en serait advenu, si le commandant de la station
française n’eût tranché le noeud de la question en favorisant
l’évasion du délinquant. Les Chiliens, assez
fortement molestés dans leur amour-propre comme
dans leurs intérêts, crièrent et se plaignirent ; mais ils
furent obligés de plier, comme cela arrive quand on
a affaire à bien plus fort que soi. Il faut être sincère,
et avouer que, pour avoir réussi, ce procédé n’est
pas tout-à-fait conforme aux lois de la saine justice,
pour ne pas dire aux droits des gens. Sans doute, une
nation comme la France a le droit de parler haut à
ces états naissants d’Amérique, et de ne souffrir de
leur part aucune velléité injurieuse ni aucun manque
d’égards ; mais, par la même raison, il me semble
qu’il serait de son honneur de maintenir la première
l’exemple des bons procédés, et surtout du plus profond
respect aux lois de l’équité.
Le passage et même le séjour assez fréquent des
navires anglais, américains et français, dans la rade
de Conception, devrait entretenir un certain mouvement
dans le hameau de Talcahuano, et même y répandre
de l’abondance, si les habitants avaient quelque
activité. Mais leur caractère apathique et fainéant
les empêche de profiter des avantages naturels de cette
position. Le peu de ressources qu’il est possible de
trouver en cet endroit, soit pour la fourniture des
vivres, soit pour la main-d’oeuvre des ouvriers nécessaires,
est entièrement à la disposition d’aventuriers
étrangers, arrivés dans le pays sans le sou, et pour la
plupart primitivement déserteurs de leurs navires.
Dans ce nombre, ceux qui ont du mérite, de l’ordre et
de la conduite, font de bonnes affaires, et l’on cite de
simples charpentiers, des serruriers, des boulangers et
même des cuisiniers, qui ont fait de véritables fortunes.
Mais le plus grand nombre, gens de débauche et
d’orgie, dépensant leur argent comme ils le gagnent,
ne font que végéter, et finissent souvent misérablement
*.
Dès que nous fûmes débarrassés des affaires les
plus urgentes, pressés que nous étions de respirer un
peu l’air de terre, M. Jaçquinot et moi, nous accompagnâmes
M. Bardel chez lui. Il occupait une petite
maison sur le bord de la plage, dans une situation
très-agréable, en ce qu’elle dominait la vue entière
de la rade, et qu’on y jouissait en plein de l’air de la