11 s’empressa de nous dire qu’il avait été' en Angleterre , nous
parla de l’Europe, etc’est tout au plus s’il attendait qu’on le questionnât
pour répondre. On lui demanda s’il connaissait Taïti ; il
nous regarda tous avec un certain air et nous répondit en faisant
mine d’homme important, que Taïti n’était rien, qu’il y avait
même séjourné pendant quelque temps , mais qu’il avait été bien
plus loin ; qiie dans ses courses il avait successivement vu Goua-
ham et des possessions hollandaises, etc., etc. Si nous avions
voulu l’écouter, je crois qu’il nous aurait fait faire le tour du
monde avec lui.
Il y avait dans la figure , dans les gestes de cet insulaire une
aisance qui nous faisait pouffer de rire. Véritable charlatan, il
arrondissait les bras, il fléchissait les reins, il composait des sourires
de circonstance avec la plus étonnante facilité.
Cet homme nous amusait déjà depuis une heure quand tout
à coup, se mettant à caresser du regard le commandant, il se
pencha sur son épaule et lui fit une confidence importante, à ce
qu’il nous parut, car c’était à voix basse, et d’une manière si insinuante,
si persuasive, que la gravité du commandant n’y tint
même pas ; il ne s’agissait de rien moins, pour cet adroit hâbleur,
que d’offrir dix cochons pour un baril de poudre, dont il désignait
la capacité en arrondissant les bras le plus possible. Quand
il vit que son éloquence avait été vaine et sa confidence reçue avec
peu d’envie de conclure un pareil marché, il ne se déconcerta
pas et se mit alors à parler d’autre chose. Il demanda des rasoirs,
on lui en apporta un de fabrique française, c’est-à-dire à lame
étroite. Après l’avoir tourné et retourné plusieurs fois, le côté
gauche de sa bouche se rapprocha de sa narrine et, par une
clignement d’yeux qui sympathisa avec un petit mouvement
d’épaules, il manifesta son opinion de la manière la plus claire;
c’est qu’il était convaincu que le rasoir ne valait pas grand’chose.
Cependant il paraissait s’en accommoder, car il pensait que c’était
un cadeau qu’on lui offrait; mais quand on lui annonça qu’on
désirait échanger l’instrument tranchant contre l’ornement de
ses oreilles, il remit, avec une dignité froide, le malheureux rasoir
entre les mains de l’officier qui lui faisait une pareille proposition,
et eut l’air de lui demander s’il se moquait de lui.
On profita de son intelligence et de la facilité qu’il avait de
s’exprimer en anglais pour lui faire diverses questions sur le
groupe de Nouka-Hiva. Un point intéressant était de connaître
les véritables noms de chacune des îles qui le composent, et
de savoir ceux des principaux chefs qui les gouvernaient. Il
répondit à tout ce qu’on lui demandait avec aplomb et facilité ;
il nous confirma ce que nous avait raconté le premier insulaire
qui était venu à bord, c’est que sa tribu était en guerre avec
les habitants de Tahou-aita, mais en paix avec le reste de l’archipel.
Notre insulaire nous donna aussi les noms des principaux chefs
de ces îles, mais il commença par nous dire que quant à lui, il
s’appelait Moe, et qu’en Angleterre on le connaissait sous celui
de Ouram-Malbrouk. Très-bien avec le roi de Hiva-Hoa, il en
était presque l’égal sous le rapport de l’autorité et de l’importance.
Il nous dit aussi qu’il y avait dans cette île un Américain
qui y était établi. Enfin, il n’aurait pas cessé de parler, je crois, si
un autre insulaire de sa pirogue ne lui avait fait remarquer que
la corvette commençait à s’éloigner, et qu’ils auraient beaucoup
de mal à rejoindre leur île.
Aussitôt notre homme, qui venait de nous dire qu’un bâtiment
à peu près aussi grand que le nôtre avait passé en vue depuis
un mois environ, sauta sur le bastingage et comprit bien vite
qu’il fallait nous quitter; mais il demanda à revoir un peu le
rasoir qu’il avait repoussé. 11 recommença aussitôt à manifester
le profond mépris que cette lame étroite lui inspirait. Il en avait
vu d’autres en Angleterre qu’on pouvait repasser longtemps sans
les user aussi vite. Enfin, prenant une mine piteuse, il se décida
à abandonner ses ornements d’oreilles, mais ce ne fut pas sans
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