aussi pauvre que limité, et parce que la misère rend les hommes
méchants, féroces, anthropophages. On s’étonne même, au premier
abord, que des terres aussi peu étendues aient pu fournir
à l’existence d’une population : mais bien que le règne végétal
y soit extrêmement borné, elles possèdent cependant l’arbre à
pain, cette manne de l’Océanie, qui aime l’air pur de la haute
mer, et croît partout où quelques gouttes d’eau douce humectent
sa racine ; elles possèdent encore le cocotier, cet autre bienfait
céleste, dont les racines recherchent l’eau saumâtre, et dont les
fruits navigateurs se fixent sur les moindres îlots du sable co-
ralin, que la mer élève avec les débris des polypiers pierreux.
Cependant, lorsque la récolte de l’arbre à pain venait à manquer;
lorsque, pour comble de malheur, la pêche était rendue impossible
par la continuité des mauvais temps, qui, sur ces hauts
fonds, soulèvent la mer en lames énormes, menace les faibles radeaux
des insulaires, éloigne le poisson des récifs , ces hommes
étaient réduits à la famine et aux tristes expédients que leur
inspirait leur férocité. Quelques prêtres ont fait de ces misérables
des êtres doux, déjà plus prévoyants, ne laissant voir que leurs
bonnes qualités, et vivant entre eux en parfaite harmonie.
La joie de ces bons indigènes fut extrême à la vue des compatriotes
de ces hommes blancs, dont ils savent enfin apprécier la
charité et les saintes intentions. Partout on s’empressait pour
nous rendre quelques services, on s’efforcait à parler français :
délicate attention, qu’ils trouvaient d’inspiration,' car ils n’apprirent
jamais loin de leur pays combien on croit facilement à la
bienveillance d’un étranger qui cherche à vous parler la langue
de la patrie.
D’un autre côté, MM. les missionnaires étaient heureux- de
revoir des Français, et nous, d’en rencontrer dans ce lieu isolé
du monde entier; sur ce pauvre rocher, à six mille lieues de la
France, à treize cents lieues de la plus proche contrée civilisée.
Ils mirent de suite leurs modestes ermitages à notre disposition
et nous offrirent de contribuer le plus possible aux succès de nos
travaux, soit en nous servant d’interprètes, soit en nous donnant
tous les renseignements désirables. Jamais accueil ne fut plus
cordial, et plus empressé. M. l’évéque manifesta aussitôt l’intention
de marquer le mémorable événement de notre passage
à Manga-Reva par des actions de grâce et par une grande cérémonie
religieuse. « Nous avons , nous dit-il, à remercier
Dieu de vous avoir préservés dans les glaces et de vous avoir
amenés sains et saufs parmi nous. Votre passage ici laissera des
traces ineffaçables dans l’esprit de nos bons néophytes; ils vont
voir en vous les représentants, d’une grande et puissante nation
adorant et priant, comme eux, le sublime auteur du monde,
Dieu, dont nous leur avons révélé l’existence et la bonté. » Cette
édifiante cérémonie fut en effet fixée au dimanche i 3 août, et
l’île Manga-Reva fut choisie pour le point de réunion générale.
Un autel y fut élevé dans un bois d’arbres à pain ; on l’abrita
avec les tentes des corvettes, on l’orna de pavillons; il était simple,
mais on voyait que le zèle ingénieux de ceux qui l’avaient érigé
avait opposé le goût au dénuement des ornements nécessaires.
Des bancs avaient été disposés au pied de l’autel pour les états-
majors ; deux fauteuils, garnis de pavillons , avaient été improvisés
pour M. le commandant d’Urville et pour M. le capitaine
de corvette Jacquinot ;. leurs places, ainsi que celle du roi Ma-
pouteoa, se détachaient en avant des rangs des officiers. A droite
et à gauch,e de l’autel on mit quatre gardes d’honneur, deux
matelots armés de leurs fusils et deux Manga-Reviens armés de
leurs lances. La masse des indigènes se groupa derrière nous,
les femmes d’un côté, les hommes de l’autre, du côté de Mapou-
teoa : c’étaient deux mille personnes à genoux, dont les voix
s’élevèrent vers le ciel au moment où le respectable évêque s’inclina
devant l’autel. Ce chant uniforme et triste, aux modulations
dures et répétées, où les voix graves des hommes mêlaient
quelques chose de sombre et de mélancolique ; ces physionomies