des traitants européens. Cette fille aînée de Macaire, plus prompte
que la renommée, passe d’un vol rapide sur tous les points du
globe, et porte les germes d’une démoralisation prématurée dans
l’âme des peuples qui ne font que de naître à la civilisation. On
cite des naturels privés de leurs salaires sous le vain prétexte que
la pêche n’était pas aussi fructueuse qu’on l’avait espéré ; tels autres
enlevés à leur patrie pour aller pêcher sur de nouveaux ri-
vagés, abandonnés sans pitié sur une île déserte ou inhospitalière.
De tels excès, qui ne sont que trop fréquents, nous font
redouter pour la peuplade de Gambier, que nous avons vue si
paisible, si affable , le contact des gens sans aveu.
(M . Roque maure/.)
N o t e 1 0 8 , p a g e 1 9 2 .
J’avais formé le projet de faire le portrait de Sa Majesté Mapou-
teoa ; mais il ne put m’accorder qu’une demi-heure de séance ,
une indisposition subite, ou , ce qui me parut plus probable ,
l’ennui de rester en place trop longtemps , fut la raison que me
donna ce chef pour me quitter. Je me consolai de ce brusque départ
en allant voir la jolie cabane d’un Français nommé Guil-
lou , qui s’était marié avec une des femmes du pays. Cet homme
était venu à bord dans la pirogue qui s’était perdue, et nous avait
servi de pilote. Il me fit les honneurs de sa case avec cordialité ,
et je remarquai qu’elle laissait bien loin derrière elle toutes celles
que j ’avais pu voir déjà. Il y avait même une façon de luxe et de
confortable dans cette table en bois blanc bien briquée, dans ce
lit arrangé avec soin , dans ce berceau d’enfant que deux petits
rideaux blancs rendaient presque joli.
Ce marin avait été quelque temps sans trouver d’insulaire qui
voulût lui donner sa fille ; mais, pour avoir attendu, il n’était pas
trop mal tombé. Sa femme était gentille et paraissait s’être habituée
volontiers à l’ordre qui régnait dans son ménage. C’était elle
qui s’occupait de la propreté de la cabane pendant que son mari
allait à la pêche ou travaillait à un canot qu’il voulait construire.
Au total, ce marin français m’assura qu’il était heureux et content
de son sort, et qu’il avait trouvé, dans la jeune femme que je
voyais} une compagne qui l’aidait à chasser le souvenir d’une
patrie qu’il n’espérait plus revoir.
11 y avait un autre personnage dans l’île que je désirais beaucoup
surprendre dans sa cabane : c’était un vieil insulaire qui
« ’avait pas voulu encore se faire baptiser.
Dans le pays, il passait pour un fou exalté, et son attitude
m’avait presque converti à cette opinion ; car je l’avais déjà vu
une fois. Le hasard me servit assez pour me faire entrer dans sa
case sans m’en douter ; mais, au brusque mouvement que fit le
vieux récalcitrant pour se lever et se retirer, je ne tardai pas à être
bien convaincu que c’était lui. Quand j ’arrivai inopinément à la
porte de sa case., il était accroupi sur ses .talons, ayant son menton
sur ses genoux, et il paraissait livré à une bien profonde méditation
; car il ne se dérangea pas d’abord. Ce ne fut qu’au son
de ma voix qu’il releva deux yeux un peu hagards pour me
fixer. J’eus beau lui offrir quelques cadeaux, il se contenta
de prendre un couteau, et ne parut pas vouloir comprendre
le désir que j ’exprimais de le dessiner. Il est possible que le
brusque changement qui s’est opéré dans son pays ait porté atteinte
à son jugement ; mais en voyant cette tête de vieux sauvage
à oeil fixe et féi’oce , et en réfléchissan t à la profonde indifférence
qu’exprimait son regard quand il rencontrait celui d’un Européen,
je compris tout ce que ce vieillard avait dû souffrir en voyant
abolir le culte et les coutumes de ses pères, On ne voit pas sans
tristesse et sans regret renverser et détruire ce qu’on a aimé et
adoré pendant cinquante années de sa vie.
Les missionnairès ne voyaient en lui qu’un rebelle qui résistait
à leurs saintes prédications ; quant à moi, je ressentis un profond