Avant de me quitter, il me prie encore de lui
donner un papier écrit avec les noms des deux navires
et de leurs capitaines, pour pouvoir le montrer à
ceux qui viendraient après devant son île. Il m’avait
si bien amusé et j’avais été si satisfait de son intelligence
et de son bon sens, que je lui fis cadeau d’une
médaillé en bronze de l’expédition, après lui avoir
expliqué son contenu, son but et sa destination; il en
parut enchanté.
Je le croyais parti et nous étions encore à rire du
spectacle qu’il nous avait donné, quand il reparut
tout a coup pour nous donner un nouveau plat de
son métier, digne des autres. Un de ses camarades, en
voyant son rasoir, avait eu l’envie d’en avoir aussi
un, et Moë s’était chargé de négocier l’affaire pour lui.
M. Dumoutier avait témoigné le désir d’avoir des
pendants d’oreille et je l’abouchai avec Moë. Aussi
le marché fut-il bientôt conclu. Le rasoir livré par
M. Dumoutier, était plus neuf et par conséquent plus
épais que oeelui de M. Roquemaurel, Moë le reçut
avec un air bien marqué de convoitise et de regret
tout a la fois ; puis revenant tout pensif, il nous
regarda en nous faisant signe de nous taire, et
comme se ravisant tout à coup par un geste d’une
admirable prestesse il ôta le rasoir qu’il avait soigneusement
enveloppé dans un morceau de tapa, et
le substitua au dernier qu’il venait de recevoir, puis
alla le présenter d’un air sérieux à son collègue qu’il
eut l’air de féliciter. Mais il me jeta un coup d’oeil
de cote comme pour me dire, ce n'est qu'un sot,
voyez comme je l’ai mis dedans. Enfin il poussa
l’autre hors du bord et décampa.
Chacun de nous rit de bon coeur de ce nouveau tour
de Scapin, et surtout des gestes dont il fut accompagné.
Moë durant son long séjour avec les matelots,
avait admirablement profité des leçons de cette espèce
d’hommes qui se trouvent destinés dans chaque équipage
à amuser les autres par des tours d’escamotage
et de passe-passe ; mais il faut convenir que la nature
avait dû lé former à l’avance pour ce métier. Du reste
tout en lui annonçait l’intelligence, sa partie frontale
était bien développée, et je suis persuadé qu’avec
une bonne éducation il eût pu devenir un homme
remarquable dans son genre.
Il est juste d’observer que bien qu’il eût vécu avec
les matelots, Moë s’exprimait toujours avec une
grande civilité, avec des manières très-polies et n’avait
jamais de jurons à la bouche. M. Demas en lui
parlant espagnol proféra en plaisantant le mot caraxo.
Moë sut très-bien lui faire observer avec politesse que
c’était là un bien mauvais mot à prononcer. Moë
comme ses camarades avait la peau de couleur peu
foncée, dans les endroits où il n’y avait point de
tatouage; les traits de ces hommes m’ont paru
beaucoup plus expressifs que ceux des habitants
de Taïti ’.
A l’aide d’une jolie brise de l’est, nous avons pu
faire route au N. N. 0. La côte septentrionale de cette